Une journée historique
Une journée particulière, voire historique, puisqu’elle a vu l’adoption en seconde lecture à l’Assemblée nationale d’une proposition de loi sur les langues régionales, la première depuis la loi Deixonne de 1951. Au cours des dernières années, quelques propositions de même nature avaient pu franchir le seuil d’un débat en plénière à l’assemblée (PPL Le Houerou https://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r4238.asp) ou au Sénat (PPL Courteau https://www.senat.fr/rap/l10-293/l10-2930.html, Navarro https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl10-251.html), mais soit leur examen n’avait pu être mené jusqu’au bout dans le cadre de la niche parlementaire où elles figuraient, soit elles n’avaient pas pu faire l’objet d’une navette complète, ayant été déposées en fin de législature. La plupart des propositions antérieures – plus d’une cinquantaine depuis les débuts de la Ve République (en l’absence de tout projet de loi gouvernemental) – avaient vu leur parcours législatif arrêté bien avant.
Le fait que les langues régionales apparaissent soit dans des textes règlementaires, soit dans des articles de loi portant sur l’Education nationale en général ne compensait pas vraiment cette absence de cadre législatif approprié et mis à jour.
Le présent texte[1] constitue donc une avancée considérable, en particulier pour l’enseignement public.
Nous n’aborderons pas ici, parce qu’ils ne sont pas directement de notre domaine de compétence direct, les articles concernant le patrimoine, la signalétique routière et les signes diacritiques, qui ont bien évidemment leur importance.
Pour la même raison, nous n’évoquerons pas l’article 2 quinquies qui étend le forfait scolaire aux écoles privées immersives, répondant à une demande ancienne de ces écoles. Cette disposition en tout état de cause risque de rencontrer la censure du Conseil d’Etat ou du Conseil Constitutionnel.
Des avancées pour l’enseignement public
Pour ce qui concerne l’enseignement public, cette loi comporte deux acquis potentiellement importants si des moyens suivent :
- Il y a d’abord, avec l’article 2ter, la possibilité dans les cursus bilingues du public de dépasser la barre des 50% du temps d’enseignement attribué à la langue régionale, voire la possibilité de pratiquer l’enseignement par immersion.
Cela met l’enseignement public à égalité avec des écoles privées associatives, seules autorisées jusque-là à pratiquer cette pédagogie, mettant fin du même coup à une anomalie : ce qui était permis aux uns ne l’était pas aux autres, au nom de l’article 2 de la Constitution.
Il reste à savoir si c’est dès à présent que les sites bilingues du public peuvent tirer les conséquences pratiques de cette nouvelle disposition, ou si un texte règlementaire est juridiquement nécessaire.
- Il y a l’article 3 qui permet l’insertion des enseignements de langue régionale dans les horaires normaux, disposition qui existait déjà pour la Corse, mais qui est maintenant étendue à l’ensemble des régions où existe une langue régionale reconnue par l’Education Nationale, celles du moins qui disposent d’une convention État-Région sur la question (ce qui dans le cas occitan en particulier pose le problème de celles – Aix, Nice, Grenoble, Clermont – qui en sont dépourvues).
S’ouvre ainsi la possibilité d’une véritable politique de l’offre sur tous les territoires concernés. Certains députés, au fil du débat, ont cru, ou feint de croire que cela pouvait signifier l’imposition d’un enseignement obligatoire, ce n’est évidemment pas le cas. En tout état de cause, une telle politique de l’offre nécessite des moyens en financements, postes et recrutements qui sont à la discrétion du ministère…
Les positions en présence
L’analyse des débats et des positions en présence amène un certain nombre de remarques.
- En premier lieu, si on compare avec les débats précédents, le niveau de la discussion a été globalement plutôt bon, même si la France insoumise s’est signalée par une opposition farouche bien peu étayée d’arguments autres que purement rhétoriques, et si d’autres intervenants ont manifesté une faible connaissance du sujet, notamment quant à la différence entre les différentes filières et leurs caractéristiques (bilingue paritaire ou immersif, par exemple, pour l’oratrice du MODEM, qui croit par ailleurs que toutes les langues de France sont indo-européennes, y compris donc sans doute le basque et les langues polynésiennes, amérindiennes et mélanésiennes…)
Cela dit, on n’a pas échappé à l’ordinaire théâtre parlementaire, avec interruptions destinées au compte rendu des débats, ou rappels au règlement plus ou moins justifiés, sans oublier les incontournables souvenirs personnels d’enfance dialectale.
Un fait est patent, par ailleurs : dans la même niche du groupe Libertés et Territoires devait figurer le débat sur la PPL Falorni, dont on sait les implications sociétales.
Il paraît clair que l’insistance du groupe LR à multiplier des amendements qui n’étaient éloquemment défendus que pour être ensuite immédiatement retirés avait pour fonction essentielle de ralentir le débat, et du même coup de retarder l’examen du texte suivant, déjà lesté au départ de milliers d’amendements. On connaît d’ailleurs le résultat final, un renvoi en commission destiné à durer un temps certain. Il est regrettable que du coup la PPL Molac et le progrès qu’elle représente risquent d’être éclipsés aux yeux d’une partie de l’opinion. Dans le meilleur des cas, elle ignorera leur existence, dans le pire, elle risque de n’y voir qu’un leurre à propos d’une question qu’elle estime de peu d’importance, destiné à empêcher la discussion et l’éventuelle adoption d’un texte qui, quant à lui, les échos de la presse en témoignent, suscite un intérêt certain.
Les résultats, à présent
Les chiffres sont sans appel : c’est une très large majorité qui a adopté le texte, bien au-delà des effectifs du groupe qui portait la PPL Molac.
Ceux qui se souviennent des débats antérieurs et des rangs clairsemés devant lesquels ils se menaient ont pu constater, en suivant la séance en direct, une affluence inédite d’élus au cours de la discussion.
Ce sont au total 323 votes qui ont été exprimés, ainsi répartis : 247 pour, 76 contre, 19 abstentions. C’est ce qu’on peut appeler une majorité écrasante
La ventilation des votes en fonction des appartenances partisanes révèle de son côté un certain nombre de choses :
- l’adoption de la PPL Molac a été le fait de représentants de tous les partis, à la seule exception de la France Insoumise dont les 13 votants sur 17 membres du groupe ont voté contre en bloc, une manipulation maladroite ayant pu faire croire à un vote pour ayant été corrigée par la suite.
- Le groupe Démocrate et républicain (PCF et partenaires, 16 membres au total) s’est partagé entre 6 votes pour et quelques abstentions motivées sans surprise par l’article 2quinquies, qui justifiait également (au-delà des considérations rhétoriques de faible pertinence évoquées plus haut) l’hostilité de la France insoumise.
- Les socialistes, 20 votants sur 29, ont tous voté pour, comme les 17 représentants du groupe Liberté et territoires (sur 18), à l’origine de la proposition de loi, les 5 de l’UDI (sur 21 membres), les 6 non-inscrits (sur 23, et une voix contre), et comme les 54 de LR (les opposants potentiels, il devait y en avoir parmi les 104 membres du groupe, avaient choisi de ne pas siéger ou avaient été invités à le faire).
- Les 20 votants du groupe Agir (21 membres), lié à la majorité, ont tous voté pour.
Par contre deux des groupes centraux de cette majorité ont manifesté au grand jour d’importants clivages.
- Le MODEM (58 élus), dont la porte-parole au cours du débat comme déjà au cours de l’examen en commission avait été assez critique quoique moyennement informée, avait laissé la liberté de vote à ses membres : 17 ont choisi d’approuver le texte, 6 ont refusé, 5 se sont abstenus, une trentaine était donc occupée prudemment ailleurs.
- Quant au groupe LREM, le clivage a été encore plus net : 100 députés ont voté pour, 57 contre, 12 se sont abstenus. Là encore une centaine d’élus du groupe n’avaient pas jugé bon de participer à la discussion.
Ce résultat est d’autant plus surprenant que le ministre et les chefs du groupe LREM avaient explicitement appelé à voter contre.
Dès le départ, le ton était donné au cours du premier scrutin public à propos d’un amendement de suppression déposé par le gouvernement, rejeté par 188 voix contre 113 : première défaite du ministre, confirmée au cours des scrutins suivants, sur le 2quinquies par exemple, mais moins nettement (127 voix pour, 105 contre).
Certes, le ministre avait déjà essuyé un premier revers au Sénat au cours de la navette, mais c’était parfaitement normal compte tenu du fait que LREM non seulement n’y a pas la majorité, qui appartient à la droite officielle, mais peu de sénateurs se réclament du macronisme.
Alors que pour dire les choses simplement, c’est bel et bien sa propre majorité qui l’a désavoué le 8 avril.
C’est un fait politique d’importance.
Et le ministre, dans tout ça ?
Il faut dire que dans ses interventions, le ministre a été assez peu convaincant.
Il s’est contenté d’abord de proclamer son amour des langues régionales, notamment du breton dont il a beaucoup parlé, affirmant carrément avoir souhaité passer l’épreuve facultative de breton au bac, ce qui, compte tenu de son parcours biographique très ouest-parisien, ne peut manquer de surprendre.
Il a ensuite coiffé sa casquette d’ancien enseignant de droit public pour évoquer le spectre de l’article 2 de la Constitution, toujours prêt à surgir dans ce genre de débats.
Puis, classiquement, il n’a pas manqué de célébrer une fois de plus les mérites de sa réforme du lycée et du baccalauréat, dont toutes les données disponibles prouvent pourtant qu’elle a entraîné une chute des effectifs au lycée pour les langues régionales. (Estimées par la Felco à 20% selon les remontées des régions où la langue occitane devrait être transmise en 2019/2020, comme indiqué dans plusieurs courriers adressés au MEN depuis deux ans, et à 20% de plus en 2020-2021, soit au moins 40 % ; impliquant par la même occasion, et en silence, des fermetures de cursus et d’offres dans des établissements – ou des Académies -, où ils existaient depuis 40 ans).
Il a dû finir par reconnaître cette baisse des effectifs, tout en affirmant que cela n’avait rien à voir avec ses réformes, ce qui a provoqué, dit le compte-rendu des débats, des murmures dans son auditoire.
Un auditoire auquel, comme souvent, le ministre a asséné toute une série de chiffres destinés à prouver l’excellence de sa politique. On remarque au passage que ces chiffres ne sont pas toujours les mêmes d’un discours à l’autre, et qu’on a de toute façon trop souvent l’impression que les services du ministère sont incapables d’en communiquer de fiables.
On passera sur le risque de séparatisme qu’il évoque à un moment, sans doute à l’adresse de ses anciens amis de la droite républicaine, à travers le risque d’enseignements bilingues ouverts plus tard à des langues étrangères ; on devinait sans peine que ce n’est pas à des écoles bilingues enseignant l’anglais, comme il commence justement à s’en mettre en place, qu’il faisait allusion, mais… à d’autres langues, d’immigration par exemple. Il est quand même possible d’imaginer une prise en compte par l’enseignement public de certaines de ces langues – on pense à l’arabe dialectal ou au berbère par exemple, sans les sous-traiter, comme dans les enseignements Langues et cultures d’origines (LCO) de jadis, à des enseignants extérieurs contrôlés non par l’Education nationale, mais par le pays d’origine.
Il aurait été convenable qu’il se dispensât de ce genre de ruse, mais c’est son choix. En tout état de cause, il n’est pas question d’embrigader les langues régionales dans un quelconque combat contre ces langues, si étrangères soient-elles !
Que disaient les diverses interventions ?
L’analyse des déclarations des divers représentants des familles politiques ayant pris part au débat confirme somme toute ce qu’on savait déjà.
Tous, même les orateurs de la France insoumise, ont proclamé à la suite du ministre qu’ils aimaient eux aussi d’amour tendre les langues régionales, ce patrimoine incomparable, quitte à enchainer sur des « mais » qui relativisaient cet amour.
On a retrouvé sans surprise des intervenants familiers depuis longtemps des débats sur la charte des langues régionales ou sur ces langues elles-mêmes, Marc Le Fur pour les Républicains notamment, ou ses collègues alsaciens (les élus de l’aire d’oc sont ordinairement discrets dans ces occasions). On a été tout aussi peu surpris de retrouver les clichés ordinaires sur les jacobins, régulièrement étrillés.
On a noté l’embarras des orateurs de la majorité, obligés à un grand écart douloureux entre les consignes de suivre l’avis du ministre, et la nécessité vis-à-vis de leurs électeurs de ne pas trop renier l’amour pour leur langue qu’ils venaient d’afficher. D’où par exemple les circonlocutions de l’orateur d’Agir qui s’était signalé en 2020 en déposant une proposition de loi sur la glottophobie et la discrimination liée aux accents, et qui cette fois devait à la fois affirmer l’intérêt de l’immersion tout en réclamant qu’elle soit limitée dans le temps scolaire par la loi, ce qui est à la fois contradictoire et en l’espèce inapproprié puisque de telles dispositions sont d’ordre règlementaire, comme le rapporteur l’a répété patiemment plusieurs fois.
Ou les inquiétudes manifestées par d’autres quant à la « maîtrise » nécessaire du français, menacée par trop de place laissée aux langues régionales, alors même qu’en face il leur était répondu avec les résultats d’évaluations prouvant le contraire.
En tout état de cause, répétons-le, les consignes venues d’en haut n’ont été que très partiellement obéies, ce qui laisse présager quelques explications viriles dans les groupes concernés.
Et maintenant ?
La loi est donc votée. Mais il serait dangereux pour tous ceux qui ont à cœur le développement de l’enseignement des langues régionales de se contenter de célébrer cette incontestable victoire.
Le plus dur reste à faire.
Il y a le risque de la censure par le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État pour les articles 2ter et 2quinquiès.
Dans le premier cas cela pose une nouvelle fois la nécessité absolue d’une révision de l’article 2 afin qu’il intègre une référence aux langues régionales le rendant compatible avec l’article 75-1, à fonction jusqu’ici purement décorative.
Et il y a surtout la question de savoir comment le ministère va à présent se conformer aux nouvelles conditions posées par la loi. Il est extrêmement peu probable qu’il s’y consacre avec un enthousiasme excessif. On peut ici rappeler comment la loi Deixonne s’était vue privée des décrets d’application qui en auraient favorisé le succès sur le terrain. Il est peu probable que les bureaux de la rue de Grenelle aient oublié les vieilles méthodes.
Il convient donc de veiller à ce que des décrets et circulaires soient élaborés assez vite, en concertation avec les associations professionnelles d’enseignants et les syndicats, et qu’ils soient suffisamment précis pour ne pas courir le risque d’interprétations partielles ou partiales de la part de décideurs de terrain peu favorables à l’enseignement des langues régionales : le moins qu’on puisse dire est qu’il y en a, à tous les échelons de la hiérarchie. Veiller aussi, pour ce qui est de l’extension de l’immersion, à ce que le dépassement de la barre des 50% ne s’arrête pas avant 55. Ce sera ensuite le travail des associations locales de vérifier la façon dont la hiérarchie applique, ou pas, les textes nouveaux.
Tout cela sans préjudice des actions menées dès avant le 8 avril à propos notamment de la plus que dangereuse « réforme » du lycée et du bac.
Une question centrale pour la FELCO, celle des moyens
Et il y a la question centrale des moyens, humains et budgétaires, indispensables pour que la loi ne soit pas une coquille vide ou un cénotaphe. Un député particulièrement opposé au texte a eu néanmoins le mérite de poser la question qui fait mal : certains de ceux qui aujourd’hui célèbrent les langues régionales ont soutenu des gouvernements qui pratiquaient une politique toute malthusienne en termes de postes aux concours de recrutements d’enseignants de langues régionales. Ce n’est pas si mal vu, et devrait inciter les décideurs à éviter de persister dans ce genre de politique
Les moyens humains, ce sont des postes plus nombreux aux différents concours du primaire et du secondaire, et, en amont, l’accent mis sur la formation initiale et continue, dans les InSpé, largement sous-dotés dans ce domaine, et les universités, dont la situation est à peine meilleure.
Force est de constater que la diminution globale des moyens à la rentrée 2021 (moins 1890 postes dans le 2nd degré au détriment du premier degré où l’augmentation est insuffisante pour couvrir les dédoublements prévus : (voir ce qu’en dit le Café pédagogique :
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/12/16122020Article637437167832922081.aspx).
Pour ce qui est du volet financier, cela passe par des crédits spécifiques, permettant d’échapper aux conséquences du rétrécissement connu des dotations horaires globalisées, source de choix éliminatoires pour les chefs d’établissement, et de rancœurs parmi les enseignants, entre les sacrifiés et les autres, ainsi mis en situation de concurrence darwinienne.
Se pose aussi la question de l’information des familles, fort mal assurée actuellement.
Est-il enfin permis de rêver, par-delà les nécessités du combat quotidien, à une réflexion d’ensemble, au niveau national, sur la place que peuvent et doivent tenir les langues régionales dans le cadre général de la culture de ce pays, à l’école, dans les médias, dans la culture vivante, à tous les niveaux, en fait.
Pour qu’elles cessent enfin d’être perçues par l’État et les autres collectivités comme un simple élément de patrimoine, un héritage du passé, pittoresque mais désuet, auquel il suffit d’accorder ponctuellement quelques miettes, pour que soient enfin reconnus leur dynamisme et leurs capacités créatrices toujours renouvelées.
Pour qu’enfin elles puissent vivre. Vraiment vivre.
Rappels
Les débats du 8 avril
Verbatim en ligne sur le site de la FELCO : http://www.felco-creo.org/11-04-21-le-texte-de-la-loi-langues-regionales-vote-le-8-avril/
Le détail des votes
https://www2.assemblee-nationale.fr/scrutins/detail/(legislature)/15/(num)/3569
Synthèse du vote
- Nombre de votants : 342
- Nombre de suffrages exprimés : 323
- Majorité absolue : 162
- Pour l’adoption : 247
- Contre : 76
Le texte de la loi : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15t0591_texte-adopte-provisoire.pdf
[1] En ligne sur le site de la FELCO, ainsi que l’intégralité des débats à l’Assemblée : http://www.felco-creo.org/11-04-21-le-texte-de-la-loi-langues-regionales-vote-le-8-avril/