Frédéric Farrucci est un réalisateur talentueux.
Après « La nuit venue », émouvante histoire d’amour en mondialisation entre une escort girl maghrébine et un chauffeur de taxi uber chinois, à Paris, voici « Le mohican » ou la description quasi clinique de la mainmise de l’affairisme mafieux sur la possession du sol, le nôtre, et l’investissement dans l’industrie du tourisme de luxe.
Pour comprendre les ressorts de ce film, il faut s’embarquer sur la machine à remonter le temps. Dans le documentaire « French connection » diffusé sur Arte, la focale est mise sur la montée en puissance de la pègre corse de Marseille après la première guerre mondiale, son rôle pivot dans le trafic international de la drogue et ses accointances parfois sulfureuses avec certains cercles des pouvoirs de l’époque. Un commentaire est à retenir, au tout début du documentaire : tout commence à Marseille, dans le quartier du Panier, « u Panghjè », où vivent pas moins de soixante mille Corses. Pourquoi une telle concentration ? « L’île, la Corse, est au début du XXe siècle, un océan de misère » y est-il affirmé. Le rapport Clémenceau s’en était ému en 1908. Sans résultat tangible. Cela durera ainsi jusqu’au Plan d’Action régionale, lancé en 1958.
J’y développe une proposition d’analyse du paradigme sociétal corse reposant sur trois idéaux-types (trois modèles de comportement social global) :
– Le fonctionnaire : avec l’empire colonial, les Corses trouvent une échappatoire au rachitisme famélique d’une économie insulaire abandonnée à elle-même dans l’exutoire du fonctionnariat.
– Le militaire : la tradition militaire de l’île, celle du mercenariat en particulier, demeure une constante historique. La tradition des armes, celle d’une violence sociétale quasi continue en raison de la précarité du quotidien, l’habitus généré par l’enrôlement multiséculaire, tout cela justifie l’existence d’une longue généalogie martiale. Cela aboutira d’ailleurs, évènement collatéral, à la création de la CFR au début des années 80 : cette organisation, pilotée en sous-main par la préfecture, s’adossera au puissant réseau informel des sous-officiers en retraite vivant en particulier dans le rural.
– Le gangster : le banditisme de grand chemin, local, de longue tradition, a généré, en s’expatriant, des réseaux informels adossés au développement du capitalisme industriel et à l’explosion économique des grandes métropoles. Le port de Marseille en fournit un exemple parlant avec l’installation de la puissance de feu des Sabiani, Carbone, Spirito et de leurs successeurs, dans la contiguïté initiale du pouvoir politique local.
Je fais ensuite l’observation que le troisième idéal-type a évolué dans son approche stratégique du terrain économique : là où, jusqu’aux années 70, les figures tutélaires du milieu protégeaient en quelque sorte l’île de certaines formes d’exaction, la majeure partie de leurs successeurs a grandi sur place ; elle va appliquer, dans le sillage du mouvement d’émancipation et sans lui demander si j’ose dire la permission, le slogan cher à la gauche autogestionnaire « vivre et travailler au pays ». Chez ses tenants, cela voudra dire drogue, racket, affairisme, prise d’intérêt dans les affaires les plus juteuses générées par le choix assumé par les politiques aux manettes et les responsables économiques du tout-tourisme, avec l’assentiment de l’État. Et lorsque ce mode de production génère une part de plus de 30% du PIB insulaire, eh bien mon Dieu on ne discute plus de sa légitimité et de sa nécessité. Mieux : on organise un circuit de paquebots de croisière qui enfume une ville entière mais qui génère une taxe d’accostage à 22 000€ l’unité. Avec plus de deux cents bateaux pour la saison 2023 (source : Le Monde, 25 octobre 2024)… Pour en terminer avec cette approche sociologique, j’avance l’hypothèse que le troisième idéal-type monte en puissance au détriment des deux autres : le premier s’est vu affaiblir par l’effondrement de l’empire colonial et la libéralisation de l’économie, les fonctionnaires n’ont plus la côte auprès des élites aux manettes, particulièrement la fonction publique d’Etat, tandis qu’un récent article de Corse Matin nous apprend la néo-appétence des jeunes pour le fonctionnariat de la Collectivité de Corse, un signe révélateur d’un recyclage en cours de l’idéal-type premier cité… Quant à celui du militaire, la fin du service obligatoire, la réduction drastique des effectifs et la multiplication des contrats courts, renouvelés ou non, ne constituent plus vraiment un puissant appel du large, à quelques vigoureuses exceptions près.
Cette nécessaire mise en abyme nous conduit à la scène initiale du film : un jeune berger bosse dur pour élever un troupeau de chèvres et vendre sa production en circuit court. Il exploite des terrains inconstructibles dans un cadre maritime idyllique entre ciel, mer infinie et maquis dense. Arrive un entrepreneur, un familier, issu de la même génération, accompagné, qui l’invite « amicalement » à vendre sa terre, insensiblement assiégée par l’immobilier au point de faire du pâtre un anachronisme vivant. Mais les règlements d’urbanisme ? Pas de problème. Et si je ne veux pas vendre ? Réfléchis, on reviendra. Et on revient, et ça tourne mal. Et commence la fuite éperdue d’un anti-héros solitaire : s’organise alors l’impitoyable traque de la meute et la solidarité spontanée qui se cristallise en réaction, avec un prix à payer pour tous : victime, assassins, aidants.
Alexis Manenti joue juste : juste par l’attitude, ses silences manifestent une présence puissante face à la caméra, juste par la sobriété de son jeu, il ne surjoue jamais, juste par son identification adéquate au personnage, juste par l’effort qu’il a fourni pour s’approprier professionnellement la langue de ses aïeux.
Le film présente quelques raccourcis, sans doute rendus obligatoires par un montage serré (1h 27). Le personnage de la nièce me semble traité de façon un peu hâtive, dans la vraisemblance de son insertion dans le déroulé de l’histoire, tandis que sa dimension psychologique apparaît plutôt recevable.
Mais il pose des problèmes de fond de la Corse actuelle : celui de sa marchandisation à marche forcée guidée par la main aveugle de la mondialisation, celui subséquent de la radicalisation de l’affairisme nustrale, dont l’énergie se trouve alimentée par la montée en puissance de l’idéal-type du gangster, en partie rapatrié intra-muros : le recrutement des séides et des supplétifs ne pose aucun problème, ni la chaîne des corruptions, de tous les mutismes forcés ou consentis, sans parler de la partie non visible de l’iceberg, puissamment suggérée dans le film.
Farrucci analyse et expose un autre mécanisme : celui de la fabrication du mythe. Le pochoir sur les rochers et le long des routes rappelle incontestablement la mort tragique du malheureux Maxime Susini. La fuite éperdue du berger suscite à la fois la rage assassine de ses poursuivants et l’irrépressible montée d’un mouvement de résistance, prolongement contemporain des luttes des années post Aleria. En même temps il donne à voir le puissant ressort communautaire de la solidarité, d’aussi longue tradition que l’exercice d’une violence aussi barbare qu’arbitraire, uniquement basée sur l’exercice de la force brute.
Est enfin présent un personnage en quête de réhabilitation : a lingua. Le symbole, puissant, est posé dès l’entame dans la réflexion du vieux Cucchi : « Avant, la plaine, c’était pour les filles, parce que c’était sans valeur ». Cette phrase signifie métaphoriquement l’inversion totale des grands paradigmes qu’a connus l’île depuis plus de cinquante ans. Ce recours systématique à la langue, comme d’ailleurs au français régional, non seulement contribue à l’authenticité du propos mais signifie également le souci de témoigner de l’influence du riacquistu sur l’œuvre de fiction.
D’une certaine façon, chacun à leur manière, Ferrari, de Peretti, Colonna et Farrucci témoignent d’une intériorisation du mouvement historique de réappropriation, celle de nos valeurs et de la langue qui a forgé notre unité à la fois linguistique et mentale, dans un contexte historique constamment tourmenté et peu propice à l’éclosion d’une société apaisée et sereine.
Grâce soit donc rendue à Farrucci pour ce film soigneusement construit, au scénario travaillé malgré quelques raccourcis, pour cette contribution à la défense d’une terre mal connue et victime de stéréotypes imposés de l’extérieur. Grâce lui soit rendue pour l’expression d’une « écriture de l’intérieur », chère à Marc Biancarelli. Une écriture qui nous parle parce que nous pouvons nous y reconnaître. Grâce soit enfin rendue à Alexis Manenti : par son jeu et son talent, par son effort linguistique, il donne à voir un personnage fort, anti-héros digne du poème de Victor Hugo, « Les pauvres gens ».