Nous remercions Philippe MARTEL qui a bien voulu, 25 ans après, préciser en note certains éléments de cet article paru dans le numéro de novembre 1999 des Cahiers Pédagogiques, accompagné d’un dessin de Charb, annoncé comme première étape d’une réflexion à propos de la Charte sur les langues régionales.
Introduction de la rédaction
Récemment, le Conseil constitutionnel a rejeté la ratification par la France de la Charte européenne pour les langues régionales proposée par le gouvernement. Le président de la République en a pris acte et n’envisage pas de modifier la Constitution, à la grande joie de ceux qu’on appelle les « souverainistes », coalition hétéroclite qui va de Pasqua-De Villiers à Chevénement (un de ses lieutenants, Georges Sarre commençait à mettre en œuvre une campagne virulente contre la ratification).
Dans cette affaire, l’enseignement est concerné, c’est pourquoi il nous a semblé utile de rouvrir un débat déjà présent dans les Cahiers qui ont publié un dossier spécial sur le sujet en janvier 1981 : « Parler son pays à l’école ».
Un tel débat va plus loin que le simple développement de la diffusion des langues régionales dans l’hexagone, il touche à des questions essentielles aujourd’hui (hétérogénéité de la société française, place accordée aux différences, conception de la nation…). Notre revue accueillera volontiers d’autres points de vue que ceux exprimés par les deux textes qui suivent, lesquels sont d’abord des réactions « à fleur de peau » d’amoureux d’une langue (ici le créole et l’occitan) qui se sont sentis blessés par une décision jugée brutale et rétrograde. À suivre…
La grande peur des bien-parlants.
Philippe Martel, chercheur au CNRS, président de la FELCO
On commençait à y croire : la France, après avoir signé la Charte Européenne des langues régionales, allait bientôt la ratifier, et en finir avec le monolinguisme a front de taureau qui caractérise son histoire culturelle. Mais le Conseil Constitutionnel en a décidé autrement…
Tant pis pour ceux qui ont le mauvais gout de parler français et occitan, ou breton, ou berbère… au lieu de pratiquer le bilinguisme français-français comme tout le monde, tant pis pour ceux qui ne croient pas sérieusement que la reconnaissance officielle des langues de France minerait les fondements de la Nation, ou pour Lionel Jospin qui a eu le courage de décider que la France signerait la Charte, pour Bernard Poignant qui a élaboré l’argumentaire prudent destiné à justifier cette signature, sans oublier Guy Carcassonne, constitutionnaliste éminent que ses congénères viennent donc de renvoyer à ses études[1] (1). Tous ceux-là ne peuvent que s’étonner de cet ultime coup de pied de l’âne des défenseurs d’une France linguistiquement pure.
S’’étonner d‘abord de l’argumentation pseudo-philosophique déployée par ces messieurs – et qu’ils n’ont d’ailleurs pas inventée puisqu’elle était déjà défendue par de bruyants hérauts – cette coalition hétéroclite de gens d’extrême-droite, de pasquaiens de droite et de gauche, et d’adeptes rosâtres du national-mollettisme (ou du social-bonnettisme, pour actualiser nos références)[2]. Il y a l’article 2 de la Constitution, modifié en juin 1992, deux jours après, soit dit en passant, l’adoption du texte de la Charte par le Conseil de l’Europe. Il avait été dit et répété à l’époque que – bien sûr ! cet article, sans précédent dans la longue et agitée histoire constitutionnelle de ce pays – ne visait nullement les langues régionales, mais entendait uniquement protéger le français contre la montée de l’anglais – qui a d’ailleurs subi depuis un coup d’arrêt spectaculaire, comme nul ne l’ignore. On voit maintenant ce que valaient ces assurances. Mais on s’en doutait déjà un peu, puisque l’article 2 avait été utilisé contre le catalan par le préfet Bonnet, de fameuse mémoire, du temps où il exerçait son sacerdoce à Perpignan et par quelques palotins de moindre importance. Le Conseil Constitutionnel a visiblement choisi d’interpréter cet article dans le sens le plus restrictif : puisqu’il ne cite qu’une langue, il ne saurait y en avoir qu’une. N’aurait-on pas dû, dès lors, afficher la couleur dès le départ et interdire explicitement l’usage de toute autre langue ?
Mais voici que l‘on nous emmène plus haut dans le ciel des idées éternelles, avec roulement de tambour à l’appui pour célébrer les principes républicains, ceux qui nous viennent des grands ancêtres de 89. La France est Une et Indivisible et les citoyens sont tous égaux. Il faut croire que les brillants personnages qui siègent au Conseil Constitutionnel n’ont aucune culture historique. Sinon ils sauraient à quoi correspond le dogme révolutionnaire. Au-delà d‘une assez nécessaire harmonisation administrative, il s’agissait d’en finir avec la société d’ordres : nul désormais ne serait enfermé dans un statut distinct du fait de sa naissance, et Robespierre n’aurait plus à orner son nom d’une particule pour exister. C’était là le premier versant de l’idée de citoyenneté à la française. Mais il y en avait un autre : c’est au nom du même principe que la Loi Le Chapelier de 1791[3] interdit toute coalition entre salariés : après tout, un syndicat, ou un parti, ou quelque association que ce soit, d’ailleurs, représente bel et bien une communauté distincte au sein du Grand Tout national des citoyens libres et égaux. Si donc l‘on veut vraiment garantir l’indivisibilité du Peuple Souverain contre toute dérive particulariste, il convient urgemment d’inscrire dans la Constitution l’interdiction de tout groupe représentant des intérêts particuliers, générateurs de particularisme. Mais qu’après on ne vienne plus nous parler de restaurer le lien social ! car qui dit lien social dit forcément constitution de groupes distincts. On ne peut tenir simultanément deux discours contradictoires. Et il faut aller jusqu’au bout de la logique que l‘on choisit, quitte à découvrir au bout du compte que cette logique, intrinsèquement stupide au demeurant, ne vise à rien d’autre qu’a désarmer le corps social face aux puissants qui le dirigent. Quant à l’égalité, il est plaisant de la voir défendre par des gens qui se satisfont apparemment fort bien de l’approfondissement des inégalités dans ce pays. Mais il est vrai que les grands ancêtres de 89, comme d’ailleurs les fondateurs de la IIIe République, trouvaient ces inégalités tout à fait acceptables, puisqu’ils en bénéficiaient. Permettra-t-on à un simple historien, occitan au surplus, de rappeler que cette position n’a rien de « jacobin » ? (quand donc cessera-t-on de faire dire à cette étiquette autre chose que ce qu’elle signifie ?[4])
Quant à savoir si l’école de la République respectait l‘égalité quand elle refusait de tenir compte de la langue réellement parlée par les élèves de la Communale, cette école à cycle court pour les petits pauvres, je suppose que les zélateurs du français seul ne se posent même pas la question.
Mais qu’importe? La référence à la République, constante aujourd’hui, y compris sinon surtout d’ailleurs chez les gens de gauche en route pour la droite, ne joue ici que comme habillage superficiel, que comme référence totémique que l’on agite devant le bon peuple pour masquer autre chose. Si l’on écarte la rhétorique des grands principes pour interroger la position de ceux qui considèrent aujourd‘hui que la reconnaissance des langues régionales par la République constitue une menace pour elle, si on laisse de côté aussi le fait que les ennemis des langues de France sont aussi, comme par hasard, ceux de la construction européenne, au nom du respect des États-Nations, que trouve-t-on ?
Préjugés et ignorance
- Quelques approximations, d’abord, témoignant, au mieux, d‘une lecture hâtive de la Charte, dans ce que la France en a signé.
Il faut ne rien connaître à ce document pour s’imaginer qu’il menace l’emploi du français dans la vie publique. Qu’on lise ce qui concerne la justice ou l’administration ! Quant à ceux qui vont répétant qu‘il faudra savoir le breton pour pouvoir travailler en Bretagne, et crient à la « préférence régionale », ils ajoutent l’insulte au mensonge. En réalité – et c’est bien ce que certains défenseurs des langues de France lui ont reproché – la Charte a la française ne fait le plus souvent que confirmer ce qui se faisait déjà. On peut enseigner l’occitan ou le breton – et enseigner en occitan et en breton, dans le secteur privé comme dans le public, mais ce n’est nullement obligatoire : on reste là dans le droit fil de la loi Deixonne de 1951 (qui avait déjà hérissé un certain nombre d’imbéciles cultivés, qui d’ailleurs ne se référaient guère aux principes républicains). Les médias peuvent faire une place aux langues de France -la Charte ne précise d’ailleurs pas laquelle. Or, c’est déjà un peu le cas, malgré la mauvaise volonté manifeste de F3. Le Conseil Constitutionnel va-t-il décider, à titre rétroactif, que tout cela est contraire au texte sacré ?
- Ces gens ne sont pas si méchants, dira-t-on : on a pu voir sur les écrans le Ministre de l‘Intérieur, beau spécimen de républicain a l’ancienne, concéder avec une vague moue de mépris que bien sûr l’on pouvait s’intéresser à toutes ces langues, à titre privé.
Ça veut dire quoi ? Je pourrai parler occitan devant mon miroir ? Devant un magnétophone ? Au fond d’un bois ténébreux à minuit ? Une langue, ça sert à parler c‘est donc un fait collectif, et qui comme tel doit être reconnu et garanti concrètement, et pas du bout des lèvres molles de quelque républicain professionnel. Une fois encore on ne peut tenir deux discours à la fois. Soit nos langues sont vraiment une menace, et dans ce cas, il faut les exclure de l‘école et de tout lieu public. Accepter, comme c’est le cas depuis 1951, qu’on puisse enseigner le breton et le basque, c’est reconnaitre ipso facto que cet enseignement n’est pas dangereux – puisque nul ne réclame l’éviction du français du système scolaire. Dès lors, pourquoi refuser de signer la Charte qui ne dit rien de plus ?
- Il faut aussi admirer l’ignorance crasse de gens qui ne savent rien de ces langues qu‘ils condamnent.
Quiconque connait un peu l‘histoire de France sait bien que la question linguistique n’a jamais été un problème : les Français se sont entretués pour des questions religieuses, politiques, sociales, jamais au nom de l’occitan ou du breton. Bien sûr, ceux qui savent lire dans les gros livres ne manqueront pas de ressortir la vieille histoire des Bretons ou des Alsaciens qui ont collaboré pendant la guerre. C‘est un argument de poids. On sait bien en effet que le Maréchal Pétain était un autonomiste picard, Laval lui, militant pour l’indépendance de Châteldon. Et ce n’est pas la Marseillaise, cet hymne républicain que les fanfares auraient joué a Vichy. pas plus que les collaborateurs ne risquaient de brandir le drapeau tricolore…
Soyons sérieux : il y a eu aussi des occitanistes ou des militants bretons dans la Résistance. Et parmi les 80 qui ont refusé les pleins pouvoirs à Pétain, il y avait Trémintin, auteur d’au moins deux propositions de loi en faveur de l’enseignement du breton…[5](3)
- Et si cette ignorance ne recouvrait somme toute rien d‘autre que de simples et assez vulgaires préjugés : l’idée très primitive que l’on ne saurait parler qu’une langue, que le plurilinguisme rendrait fou, et que, deux langues étant en présence, l’une devrait fatalement éliminer l’autre.
Or non seulement on peut parler plusieurs langues, mais encore ce sera de plus en plus nécessaire -et tant pis si cela impose au monolinguisme satisfait des élites françaises une révision déchirante.
Élites… Au fond, ce qui dérange tous ces gens dans l’existence têtue de l’occitan, du breton, ou du berbère, ou de l’arménien (qui au surplus, ô horreur, ne sont même pas des langues de Français de souche issus de nos terroirs) ce qui les offusque, c’est que ces langues sont des « patois » pour gens de peu. Sous leur rejet agacé de toute revendication en leur faveur, comme sous la condescendance superficielle qu’ils veulent parfois bien leur accorder pourvu qu’ils restent à leur place, il y a ce bon vieux mépris de classe des bien-parlants pour les idiomes de cette « populace » à laquelle le patois a été abandonné, pour reprendre la formulation de l’Encyclopédie, marquée au coin d’une franchise dont nos éclairés d’aujourd’hui pourraient avoir le courage de s’inspirer. C’est ce mépris qui sous-tend toutes les prises de positions des adversaires de la Charte, quels que soient les oripeaux démocratiques dont ils puissent vêtir leur rejet hargneux de tout ce qui n’est pas la seule culture qu’ils connaissent et reconnaissent.
Et pourtant… puisqu’on parle de République, qu’on se souvienne que le personnage emblématique de Marianne, comme l’a montré Maurice Agulhon, apparait pour la première fois dans une chanson en occitan de 1792. L’adhésion aux principes démocratiques n’implique pas forcément la renonciation à sa propre culture. À moins de considérer cette adhésion comme une forme de conversion religieuse, par laquelle le néophyte dépouille le vieil homme pour se transformer en Élu. On a bien l’impression que c’est ce genre de pathos qui a la faveur de certains « nationaux-républicains ». Comprennent-ils que c’est aux antipodes de toute conception sérieuse de la Nation comme contrat social, d’ordre politique et non mystique?
Bien sûr qu’il peut y avoir un danger de repli dans le combat pour telle ou telle culture. Mais, soit dit en passant, qui croira sérieusement que ce danger ne concerne pas tout autant, sinon plus, les défenseurs de l’identité française, appuyée, elle, sur un appareil d’État?
Il faut vous y résigner, Messieurs. les langues de France, celles des périphéries occitanes bretonnes ou autres, comme celles des populations issues de l’immigration, ces langues existent. Et ce n’est pas triste. Si l’on sait créer le climat qui convient, leur développement, l’échange qu’elle nourriront entre elles, comme avec la culture nationale, comme avec les cultures d’Europe ou du monde, profitera au développement de la culture dans ce pays. Et Ia défense du français dans le monde sera d‘autant mieux assurée qu‘elle s’appuiera sur la défense, ici, de la pluralité culturelle de notre société. Si vous vouliez une culture française monolithique, il fallait arrêter l’histoire de France au XIIe siècle, quand la France allait de Soissons à Orléans. Depuis, elle a grandi : il faut l‘accepter.
Vous ne pourrez pas appliquer a ceux qui parlent, a côté du français, une autre langue, cette nouvelle tradition bien républicaine qui consiste à les mettre dans un charter pour les renvoyer chez eux. Car chez eux, ils y sont déjà : c’est ici, en France.
- L’expression « national-molletisme » renvoie à l’attitude de Guy Mollet, président du conseil da la IVe République, au moment de la guerre d’Algérie. National-bonnetisme est une allusion à un préfet, Bonnet, rendu célèbre par la façon dont, en Corse, il avait exercé ses fonctions sans souci excessif de ce que la loi permettait.
[1] Lionel Jospin avait demandé l’avis de trois experts sur la possibilité d’une ratification : Bernard Cerquiglini, linguiste, avait été chargé d’établir la liste des langues concernées, Bernard Poignant, député socialiste, avait traité de la dimension politique du problème, et Guy Carcassonne, constitutionnaliste, s’était chargé de sa dimension juridique, en l’occurrence la conformité du texte avec la Constitution.
[2] Lionel Jospin avait demandé l’avis de trois experts sur la possibilité d’une ratification : Bernard Cerquiglini, linguiste, avait été chargé d’établir la liste des langues concernées, Bernard Poignant, député socialiste, avait traité de la dimension politique du problème, et Guy Carcassonne, constitutionnaliste, s’était chargé de sa dimension juridique, en l’occurrence la conformité du texte avec la Constitution. L’expression « national-molletisme » renvoie à l’attitude de Guy Mollet, président du conseil de la IVe République, au moment de la guerre d’Algérie. National-bonnetisme est une allusion à un préfet, Bonnet, rendu célèbre par la façon dont, en Corse, il avait exercé ses fonctions sans souci excessif de ce que la loi permettait.
[4] À ce propos, lire l’article de Philippe Martel : https://www.felco-creo.org/31-07-23-pour-en-finir-avec-le-cliche-jacobinisme-une-reflexion-de-philippe-martel-historien/
[5] Il s’agit d’un député breton de sensibilité démocrate-chrétienne, qui intervient sur la question de l’enseignement du breton dès 1925, dépose une proposition de loi sur le sujet en 1936 avant de cosigner en 1947 avec le MRP (parti démocrate-chrétien issu de la Résistance) une des propositions de loi qui débouchera sur la loi Deixonne de 1951 sur l’enseignement des langues et dialectes locaux. Le 10 juillet 1940 il avait fait partie des 80 députés et sénateurs refusant les pleins pouvoirs à Pétain.