Une libre opinion de Philippe MARTEL, professeur émérite des Universités
Les « Sages » ont donc décidé…
https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2021/2021818DC.htm. Lire également le communiqué de presse : https://www.conseil-constitutionnel.fr/actualites/communique/decision-n-2021-818-dc-du-21-mai-2021-communique-de-presse.
Un certain nombre de députés de la majorité, contre le vœu même de leurs collègues, avaient saisi le Conseil Constitutionnel, non sans quelques menus malentendus entre gens qui savaient pourquoi ils signaient ce recours, et gens qui signaient sans trop savoir, avant d’annoncer ensuite que réflexion enfin faite, ils ne signaient plus. Cette saisine visait, nous disait-t-on, le seul article 6 du texte adopté le 8 avril, concernant le forfait scolaire, et nullement le reste de la loi.
Une rhétorique à décoder
Le Conseil a donc répondu, à sa façon. Si on décode, non sans mal, la rhétorique pâteuse de chats-fourrés de rigueur dans ce genre de document, on découvre un certain nombre de choses, toutes problématiques.
– Le Conseil rejette d’une chiquenaude les regrets et repentirs tardifs des élus qui avaient voulu faire machine arrière. On attend avec curiosité de voir comment ces derniers accueilleront cette invitation à faire attention la prochaine fois. La dignité la plus élémentaire voudrait qu’ils quittent un groupe parlementaire dont les manœuvres les ont amenés à un pas de deux qui les ridiculise quand même un tout petit peu. On attend avec la même curiosité, mais sans illusions excessives, comment vont réagir les membres du même groupe qui avaient majoritairement voté en faveur du texte ainsi torpillé par leurs collègues. Mais on est là dans le registre de la comédie humaine plus que dans celui de la politique. Et c’est de politique que parle, à sa façon et sous couvert de droit constitutionnel, le Conseil des « Sages »
– Comme il a décidément la main leste et le doigt souple, il adresse une autre chiquenaude, mais cette fois-ci aux élus (et à leurs inspirateurs ministériels) qui avaient cru comprendre, eux, ce qu’ils demandaient, en leur expliquant qu’en fait ils n’avaient rien compris et que leur recours n’était pas fondé en droit. La disposition prévue par l’article 6 pourra donc bénéficier aux écoles privées immersives entrant dans son champ d’application (à moins que… on y reviendra). Sans doute le Conseil a -t-il compris qu’en tout état de cause cette mesure ne pourrait jamais concerner que quelques cas par an. Les amateurs d’arguties juridiques liront les attendus qui accompagnent la leçon ainsi infligée aux vaillants palotins du ministre de l’Education Nationale.
Et des décisions… étonnantes
On aurait pu imaginer que l’histoire s’arrêterait là, le droit ayant parlé. Mais le père Ubu veillait. Le Conseil, dans sa mansuétude, tient malgré tout à consoler ceux qui avaient levé ce lièvre boiteux en leur offrant des réponses à des questions qu’ils n’avaient pas posées mais que lui-même juge bon de se poser à lui-même (car tel est son bon plaisir, et, nous dit-on, son droit).
Sur l’enseignement en immersion
Est ainsi censuré l’article qui étendait à l’enseignement public la possibilité de dépasser le seuil des 50% du temps scolaire laissé à l’enseignement en langue régionale ; c’était une des avancées majeures du texte de la loi Molac… On note au passage l’argumentaire ici déployé par les « Sages » : Si, pour concourir à la protection et à la promotion des langues régionales, leur enseignement peut être prévu dans les établissements qui assurent le service public de l’enseignement ou sont associés à celui-ci, c’est à la condition de respecter les exigences précitées de l’article 2 de la Constitution.
Ce qui laisse bel et bien entendre que c’est dans l’ensemble du système, y compris donc dans le secteur privé associé à l’Éducation nationale que ce seuil impératif devra désormais s’imposer. Du coup, c’est potentiellement l’enseignement en immersion qui est désormais obligé de modifier un mode de fonctionnement existant depuis des décennies, sauf à choisir le statut d’école hors contrat…
Sur les signes diacritiques
– Et le Conseil rejette de même l’article concernant l’État Civil et l’usage de signes diacritiques appliqués à l’anthroponymie des langues régionales. On hésite ici entre la consternation et l’hilarité. Qu’une famille puisse faire enregistrer un prénom conformément aux usages graphiques de la langue à laquelle il renvoie pouvait sembler parfaitement inoffensif et dépourvu, ce qui ne gâte rien, de tout réel coût pour les finances publiques, bref, relevant du pur bon sens. Ce dernier est ici terrassé par le fétichisme de la sacro-sainte orthographe académique ainsi érigée en fondation granitique de la Constitution elle-même. De l’art de se protéger des moustiques par l’usage moyennement raisonné de la bombe H.
Le fin mot de l’histoire ? un certain article 2 de la Constitution…
Tout cela au nom d’un complément à l’article 2, introduit en catimini en 1992, stipulant, pour la première fois dans la longue (et agitée…) histoire constitutionnelle française, que la langue de la République est le français.
Il avait été alors objecté, au cours du débat, qu’il convenait d’ajouter mention des langues régionales, tout aussi françaises que le français du fait de la nationalité de leurs locuteurs, et, ajouterons-nous, de l’apport, si peu reconnu soit-il, qu’elles représentent depuis des siècles pour la culture nationale. Ce à quoi il avait été répondu que bien sûr, ces langues, universellement aimées et respectées par tout Français digne de ce nom, n’étaient nullement menacées par cette innovation impromptue, seul l’anglais étant en fait visé. La chose était tellement évidente, allons donc, qu‘il n’était nul besoin de la préciser.
On a bien vu depuis, et on voit mieux encore aujourd’hui ce que valaient ces beaux propos. Tout observateur attentif peut mesurer à quel point l’usage de l’anglais est constitutionnellement pourchassé dans les médias, la publicité, les dénominations des entreprises, pardon, des start-ups, la chanson et le cinéma « français ». De même qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun responsable politique, c’est entendu, de truffer ses discours d’anglicismes plus ou moins convenablement écorchés. Et la présente décision du Conseil Constitutionnel manifeste bien quel respect il accorde aux langues régionales, et avec quel soin il s’interdit, en effet, de faire tonner contre elles les foudres de l’article 2.
Et l’article 75-1, direz-vous ?
Nous respectons trop cette auguste institution pour la croire capable de nous prendre vraiment pour de parfaits imbéciles. Même quand, dans sa décision, elle évoque l’article 75-1, introduit en 2008, un peu d’ailleurs malgré le gouvernement de l’époque, faisant des langues régionales un patrimoine national, quitte à insérer curieusement cet article dans la partie du texte sacré concernant les collectivités locales…
Si qui que ce soit pouvait encore en douter, il se confirme ici que cet article, hautement décoratif il est vrai, n’a strictement aucune portée pratique, alors même qu’il est d’usage de considérer qu’un texte constitutionnel est chose sérieuse qui n’a pas à s’encombrer de dispositions oiseuses.
Deux conclusions s’imposent :
– Il est sans intérêt de faire voter une quelconque loi à propos des langues de France par une représentation nationale dont on voit de plus en plus à quel point son avis pèse peu dans la République telle qu’elle fonctionne dans le monde réel, et au regard de la conception bien particulière de la démocratie qui prévaut chez nos dirigeants. Tant que l’article 2 sera en vigueur, il fera obstacle à toute avancée, si minime soit-elle, et renverra encore et toujours ces langues à une marginalité régie uniquement, dans le meilleur des cas, par des textes réglementaires soumis d’ailleurs, sur le terrain, au bon vouloir de ceux qui sont chargés de les appliquer. La modification de l’article 2 est le seul combat qui vaille d’être mené si l’on veut donner aux langues de France la place qu’elles méritent dans la République, outre le recours, toujours possible, mais hautement problématique, à l’échelon européen.
– On aura noté, non sans amertume, que ceux-là même qui ont introduit ou inspiré le recours aboutissant à la catastrophe d’aujourd’hui n’ont jamais manqué de proclamer la « tendresse » et « l’amour » qu’ils portaient aux langues régionales. Et c’est pour leur bien, il n’en fallait point douter, qu’ils tenaient à vérifier l’orthodoxie de la loi les concernant. Nous confirmons : si grand est l’amour de ces gens qu’il nous étouffe.
Des postures méprisables
Qu’ils nous épargnent donc à l’avenir aussi bien ces protestations dont on voit quel mépris profond elles essayent vainement de masquer que les couplets patriotiques sur le danger communautariste que représenterait pour l’Unité Nationale toute reconnaissance des langues de France. Qu’ils assument leur attachement pavlovien au vieil unilinguisme à front de taureau traditionnel chez les gens « comme il faut », leur mépris pour la langue de tant de citoyens français, et le gâchis que ce mépris entraîne pour une culture nationale que l’on pourrait pourtant imaginer ouverte à sa propre pluralité interne, si on la concevait sans préjugés, étayés ou non par des interprétations mesquines, et plus idéologiques que vraiment juridiques, de la constitution actuelle.
Car c’est dans ces postures et ces impostures qu’on ne trouve rien que de très méprisable.