Alain Bentolila se présente volontiers dans son engagement contre l’illettrisme. Cette une cause noble en soi… De là à penser que l’enseignement des ou en langues régionales est un facteur aggravant pour l’illettrisme, il y a un pas que Bentolila franchit régulièrement, ignorant visiblement les évaluations des élèves bilingues. À l’écouter ou à le lire, on s’aperçoit qu’il ne conçoit absolument pas le bilinguisme précoce et ses intérêts cognitifs, enfermé qu’il est dans une conception passéiste selon laquelle il faut d’abord maîtriser parfaitement la langue nationale (qu’il n’appelle pas « dominante », ignorant totalement ces questions de domination et ayant visiblement des langues une vision hiérarchisée) avant d’en apprendre d’autres…
Il était présent le 28-06-23 sur FRANCE CULTURE https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat/l-usage-des-langues-regionales-est-il-dangereux-pour-la-republique-6427492 où il débattait avec deux défenseurs des langues régionales, Pierre Escudé, professeur INSPE de Bordeaux et Maria Costa, traductrice, maire d’Amélie-les-Bains (66), une des 4 mairies condamnés par le tribunal administratif pour emploi du catalan.
Ce n’est pas une première pour BENTOLILA. Il avait déjà sévi
– en 2021, sur Arte, dans un débat l’opposant, entre autres, à une militante des Calandretas
– en 2021, de nouveau dans le JDD : https://www.lejdd.fr/Societe/tribune-alain-bentolila-les-langues-regionales-a-lecole-un-combat-inutile-et-douteux-4048287, ce qui lui avait valu une réponse de Philippe Blanchet : https://www.lejdd.fr/Societe/tribune-langues-regionales-des-faits-contre-le-discours-trompeur-dalain-bentolila-4049948.
– et déjà, dans Le Monde, en 2001 : https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/05/14/l-ecole-et-les-langues-regionales-maldonne-par-alain-bentolila_183003_1819218.html.
L’article avait suscité cette réponse de Patric Sauzet, professeur de linguistique occitane :
Langues régionales : maldonne ou cartes biaisées ?
Quand les enfants arrivaient à l’école en ne parlant qu’occitan ou breton, on en concluait qu’il fallait veiller à ce que l’école, elle, soit exclusivement francophone. Maintenant que la transmission de ces mêmes langues aux enfants est compromise, Alain Bentolila nous explique (Le Monde du 15.05.2001) qu’il ne faut surtout pas que l’école soutienne et favorise l’apprentissage de ces langues en les utilisant. Si tout le monde parle occitan, l’école doit apporter la culture avec le français. Si la pratique de l’occitan s’étiole, l’école doit être en français: pas de volontarisme ! Ce jeu est biaisé. Face : le français gagne ! Pile: l’occitan perd !
Une langue ne peut fonctionner et se transmettre sainement que si elle peut être la langue de toutes les activités d’une société, des plus familières aux plus publiques, des plus simples aux plus élaborées, des plus humbles aux plus prestigieuses. L’enfermement des langues régionales dans le quotidien et l’informel a préludé à leur disparition programmée, ou au moins acceptée comme conséquence inéluctable du progrès et de l’incarnation de l’unité nationale dans une langue unique. Combien de temps pense-t-on que le français vivrait, au Québec comme à Paris, s’il était absent de l’école, des médias et de la vie publique, renvoyé à la seule sphère privée ? Pourquoi exiger des langues régionales qu’elles survivent dans des conditions objectivement impossibles ?
Contre l’utilisation des langues régionales à l’école, comme langues enseignantes, Alain Bentolila utilise l’argument classique de leur manque d’élaboration qui les rendrait impropres à des usages conceptuellement complexes ou raffinés. C’est ce qu’ont dit aussi récemment, en termes plus brutaux, Claude Allègre et Philippe Alexandre à propose du corse, du breton, de l’occitan : ce sont des langues de bergers, qu’elles ne sortent pas de leur bergerie !
Or ces langues (je l’expérimente chaque jour pour l’occitan que j’enseigne et pratique avec quelque assiduité) ont des formes élaborées. J’ai en ce qui me concerne, étant étudiant, appris de la linguistique auprès de Pierre Bec ou de Robert Lafont, en occitan. J’ai à mon tour enseigné de la linguistique ou dirigé des recherches en occitan et je continue de le faire. On le faisait déjà au treizième siècle. Ce ne sont pas les formes élaborées de la langue qui manquent ou les moyens de compléter cette élaboration, mais il manque que ces formes soient transmises et rendues disponibles. Un enfant qui apprend l’occitan en famille ne rencontrera pas dans ce cadre les auteurs classiques de sa langue et n’aura pas l’occasion de s’en servir pour parler de mathématique ou de chimie. Où, ailleurs qu’à l’école, pense-t-on qu’il puisse et doive le faire ?
Parler de physique ou de linguistique en occitan ne pose aucun problème technique sérieux. Le problème sérieux c’est d’admettre et de faire admettre qu’on puisse le faire. C’est de changer l’image de la langue, y compris et d’abord auprès de ses locuteurs. L’école est clairement un lieu qui légitime l’accès d’une langue à la plénitude des usages, qui la pose en langue du savoir, de tous les savoirs. Elle est à la fois lieu de transmission et par-là de stabilisation des formes, et lieu manifestation à tous que des usages savants de la langue sont possibles.
Il est vrai qu’il ne faut pas tout attendre de l’école, de même qu’il ne faut pas imputer à l’école toute la responsabilité du recul des langues régionales. L’école a été l’instrument d’une politique linguistique globale de la République qui s’est voulue unilingue dans tous les usages socialement significatifs. L’action de l’école ne peut être dissociée de la société où elle fonctionnait, du consensus qu’elle façonnait tout en en bénéficiant.
Il faut donc aujourd’hui encore raisonner en termes de politique linguistique globale en faveur des langues de France, où l’école joue un rôle essentiel mais n’est pas tout. Il me semble que le discours prononcé le 25 avril 2001 par Jack Lang concernant « les nouvelles orientations pour le développement de l’enseignement des langues régionales » reconnaît cette dimension essentielle. Ce discours porte un plan ambitieux et global : il ne concède pas une place à la marge comme le faisait la loi Deixonne en 1951, il commence à penser une vraie intégration des langues régionales dans le processus éducatif. Il suggère un partenariat renforcé de l’Education Nationale avec les collectivités territoriales, particulièrement les Régions. Celles-ci se trouvent ainsi incitées à mettre en place de véritables politiques linguistiques. Les « Conseils académiques des langues régionales », dont Jack Lang annonce la mise en place prochaine, devraient être les instruments de ce lien nécessaire de l’enseignement des langues régionales et d’une politique linguistique globale.
De nombreuses Régions ont la chance que vivent sur leur territoire une ou plusieurs langues en plus du français : c’est à la fois un patrimoine dont elles sont comptables et un outil de création et d’affirmation, précieux pour leur développement. Cela mérite bien une politique d’ensemble qui s’attache à l’usage public de la langue, à sa place dans les médias et aussi à l’école.
Dans ses propos Alain Bentolila, comme beaucoup de ceux qui traitent du sujet, omet de mentionner l’occitan parmi les langues régionales qu’il cite. L’occitan est pourtant celle de ces langues qui concerne le plus vaste territoire (32 départements soit six Régions, deux départements d’une septième et quelques franges…) et de là la plus large population. Elle est aussi la langue régionale la plus enseignée : le ministère de l’Éducation Nationale compte 71 912 élèves ou étudiants d’occitan. Soit près de la moitié des effectifs globaux en langues régionales (152 557). Pourquoi cette omission si fréquente de l’occitan ? Sans doute parce qu’à cause de sa dimension même on ne peut traiter cette langue ou s’en débarrasser par un statut d’exception. Si on prend l’occitan en compte, on comprend aussitôt qu’il faut choisir en France entre une politique qui fasse vivre les langues régionales et une absence de politique explicite qui scelle leur disparition.
Patrick Sauzet, Professeur de linguistique générale, Université de Paris 8