Cette communication de Philippe Martel[2] a été donnée lors de la journée d’Étude sur les langues régionales, le 8 avril 2019, organisée par ELEN, Lo Congrès permanent per la lenga occitana et Kevre Breizh au Palais du Luxembourg.
Voir l’article [1] au format PDF : 1904-15-Intervencion Martel Luxembourg
Le cadre législatif et réglementaire (surtout réglementaire d’ailleurs) qui définit le statut des langues de France dans l’enseignement a une histoire. Une histoire compliquée, traversée d’avancées modestes, de périodes de stagnation plus ou moins longues, d’épisodes délicats, le tout sur fond de frustration.
On pourrait faire commencer cette longue histoire avec la première revendication présentée à une assemblée parlementaire, et on évoquerait alors la pétition Gaidoz-de Charencey-De Gaulle soumise au Corps Législatif en 1870 en faveur des « langues provinciales », à laquelle la défaite de Napoléon III se charge très vite d’apporter une réponse définitive.
On pourrait parcourir la liste des interventions à la Chambre des députés au fil de la IIIe République, qui reçoivent les mêmes réponses négatives agrémentées de considérations émouvantes sur la beauté des patois. On saluerait alors la mémoire de Pierre Trémintin, ce député breton démocrate-chrétien qui intervient pour la première fois sur le sujet en 1925, revient à la charge avec une proposition de loi vite enterrée en 1936, et se trouve encore en 1947 parmi les signataires d’un projet MRP sur l’enseignement du breton, après avoir été en juillet 1940 un des 80 parlementaires qui refusent les pleins pouvoirs à Pétain, ce qui devrait faire réfléchir ceux qui pensent que la défense du breton n’était portée alors que par des sympathisants nazis.
Autant d’épisodes d’un combat infructueux, qui n’ont donc qu’un intérêt limité pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
On oubliera de même, charitablement, cet arrêté Carcopino de l’hiver 41 sur les « langues dialectales » qui ne survit pas à l’été 44.
Il convient donc de faire commencer, notre histoire en janvier 1951, avec l’adoption, sans tambours ni trompettes, de la loi Deixonne, et suivre la façon dont au cours des bientôt 70 années qui ont suivi ses dispositions ont pu être complétées, et, somme toute, améliorées, quoique sans excès comme on le verra.
Nous proposons donc un parcours à travers les textes qui se sont succédé, et quelques remarques générales à leur sujet.
I- Les textes.
1- La Loi Deixonne – 1951
Deixonne, donc. C’est le nom d’un député de la SFIO, le parti socialiste d’alors, chargé de présenter à l’Assemblée Nationale, puis au Conseil de la République (le Sénat actuel) un rapport sur plusieurs propositions de loi déposées par des députés communistes à propos du breton et du catalan, et des députés du MRP (centre-droit) sur le breton. SFIO, PCF, MRP : en apparence une belle unanimité entre les trois partis « nés de la Résistance ». En réalité, ce n’est pas si simple (on y reviendra), et de fait, il faut pas loin de quatre ans pour que le texte final soit adopté, après avoir subi les attaques des sénateurs, du Conseil Supérieur de l’Education Nationale, des syndicats, et d’un certain nombre d’intellectuels ou pouvant passer pour tels offusqués de voir qu’on entendait faire entrer les patois à l’école de la République. Mais le texte est bel et bien adopté.
Il fait une place à quatre « langues et dialectes locaux », comme on les appelle : le basque, le breton, le catalan et la « langue occitane » : l’adjectif « occitan », plus large que la dénomination de « provençal » initialement prévue, commence ici sa carrière officielle.
Pas question d’inclure l’alsacien, qui évoque trop la langue de l’Ennemi, ou le corse, alors considéré comme italien.
Le texte prévoit un enseignement facultatif, avec des maîtres et des élèves volontaires, dans le cadre des « activités dirigées », en dehors donc des programmes et horaires normaux, dans le primaire et dans le secondaire. Il prévoit également une option facultative au baccalauréat, sur le modèle de ce qui se fait pour un certain nombre de langues vivantes étrangères, seuls les points au-dessus de la moyenne étant pris en compte ; mais au contraire de ce qui se passe pour les autres langues, les points obtenus en « langue locale » ne comptent que pour l’attribution d’une mention, ce qui limite l’attrait de cette option aux yeux des candidats normaux -il faudra attendre octobre 70 pour que cela change, et 1974 pour que le corse soit ajouté à la liste des langues concernées.
Le texte prévoit aussi, vaguement, la création d’enseignements (mais pas de chaires) dans le supérieur, dans certaines facultés des lettres en Bretagne ou en pays d’oc (ils existent d’ailleurs souvent déjà…) et évoque la possibilité d’une formation pour les maîtres dans les écoles normales, sur la base, là encore, du volontariat. Rien de trop, comme on voit.
Ajoutons à cela le fait que les circulaires d’application se font attendre. Celle qui paraît finalement en novembre 1951, et qui sera la seule, limite la possibilité de l’enseignement des langues locales à la fin du primaire, et se borne à concéder la fin d’une « interdiction absolue » de l’utilisation de ces langues en classe qu’aucun texte national n’a jamais prononcée explicitement. C’est peu… Mais on comprend pourquoi quand on sait que son signataire – Aristide Beslais[3] – est en fait celui qui au Conseil Supérieur de l’Education Nationale a été un des adversaires les plus acharnés du texte de Deixonne[4].
On comprend aussi, dans ces conditions, que sur le terrain, les effets de cette loi aient été assez limités au cours des premières années. D’autant plus que les enseignants prêts à s’engager, instituteurs ou professeurs du secondaire, en sont réduits à se former eux-mêmes, à leurs frais, au cours de stages associatifs pendant leurs vacances, l’institution ne jugeant pas utile d’organiser quoi que ce soit, en formation initiale comme continue, sauf dans les rarissimes écoles normales où un enseignant accepte de proposer quelque chose.
2- Juin 1958 – deux propositions de loi – Prigent et Coste-Floret – et le début d’une longue série avortée
Il faut attendre juin 1958 pour que la question revienne à l’ordre du jour des travaux parlementaires, avec deux propositions de loi, une déposée par un député MRP, Alfred Coste-Floret, l’autre par le socialiste Tanguy Prigent. Mais c’est justement le moment où les évènements algériens mettent fin à la Quatrième République. Ces deux propositions vont donc être assez vite enterrées, comme en son temps la pétition de 1870, et commence alors la longue série, régulièrement enrichie et pas close à ce jour, des propositions de loi concernant les langues régionales, déposées par des représentants d’à peu près tous les partis, et qui toutes ou à peu près disparaissent dans les profondeurs des archives sans même être discutées, sauf au cours des toutes dernières années, sans résultat appréciable d’ailleurs. Nous nous avouons ici incapable de donner leur nombre -entre cinquante et soixante en tout état de cause.
Pas de loi nouvelle, donc. Pas de loi du tout, en fait, puisque la vénérable loi Deixonne, largement dépassée de toute façon, a été abrogée en 2000, et pour l’essentiel intégrée au code de l’Education sous le numéro 312-10.
Tout au plus l’existence des « langues régionales », c’est la terminologie qui finit par s’imposer, peut-elle se voir évoquée dans le cadre de lois générales concernant l’Education Nationale : loi Haby en 1975, loi Jospin en 1989, (dans les deux cas le texte se borne à signaler qu’un enseignement de langue régionale peut être dispensé tout au long de la scolarité), loi Fillon en 2005 – qui lie cet enseignement à la signature de conventions avec les régions –, loi Peillon en 2013 enfin, un peu plus détaillée, et qui confirme la possibilité de l’enseignement bilingue à parité horaire tel qu’il existe déjà. Dans la plupart des cas, y compris ce dernier, les associations de défense des langues concernées ont dû se battre pour que le texte inclue ces dispositions, non prévues au départ.
3- Les quelques avancées : la voie réglementaire
C’est donc essentiellement par voie réglementaire que des avancées ont pu être obtenues, en toute discrétion. De fait, lorsque la question est évoquée publiquement à l’Assemblée ou au Sénat (ainsi en 1982 à propos du rapport Giordan commandé d’ailleurs par le ministère de la Culture, pas par celui de l’Education, ou, plus tard, à propos de la Charte européenne des langues de moindre diffusion), il se trouve toujours de nouveaux offusqués pour tonner contre. Il est donc plus confortable pour le ministère de procéder par arrêtés et circulaires, peu de gens lisant le Bulletin Officiel de l’Education Nationale, malgré son intérêt et ses éminentes qualités rédactionnelles.
Des avancées règlementaires, donc, mais au compte-goutte, et toujours au coup par coup[5].
– En 1966, la circulaire 66-361 institue des « commissions d’études régionales » associant administration et représentants des enseignants concernés.
– En 1971, la circulaire 71-279 fixe à trois heures hebdomadaires l’horaire d’enseignement en lycée, heures incluses dans le service des professeurs, ce qui est nouveau et constitue l’amorce d’une reconnaissance professionnelle pour la discipline.
– En 1976, dans le sillage de la loi Haby, la formation des maîtres et leur encadrement par des conseillers pédagogiques sont enfin pris en compte.
– En 1982-83, le gouvernement socialiste, mettant à exécution des promesses faites avant l’élection de l’année précédente, promulgue sous la signature du ministre Savary des circulaires (82-261 et 83-547) développant l’enseignement des « cultures et langues régionales » , sa continuité du primaire au secondaire, et une formation des maîtres sanctionnée par un examen d’aptitude ou l’obtention d’un titre national (certificat de licence en l’occurrence).
Un encadrement par des IPR est également prévu, même si la création d’un corps d’inspection spécifique n’est pas envisagée ; de fait, la tâche sera confiée soit à des IPR d’autres disciplines, soit à des « chargés de mission » compétents dans la discipline, mais sans le titre.
Les circulaires Savary permettent également l’expérimentation du bilinguisme à parité horaire dans l’enseignement public, ce qui sera fait d’abord pour le basque et pour le breton, avant de s’élargir à l’occitan.
Ceci étant, les moyens nécessaires ne sont pas dégagés, ce qui sur le terrain limite l’effet des textes adoptés… En revanche, il convient de signaler que la même année 1982, le statut particulier accordé à la Corse inclut des dispositions concernant la langue et la culture. Et ce n’est qu’un début pour ce qui concerne l’île.
– en 1985 est créé par arrêté un CAPES de breton – les autres langues devront attendre 1991 pour être servies, l’alsacien pour sa part étant admis en 1993 comme épreuve facultative au CAPES d’allemand.
– En 2001 sont créés des conseils académiques des langues régionales (CALR), consultatifs, censés être réunis deux fois par an.
– En 2003 est adopté, après deux faux-départs les années précédentes, un arrêté qui institue la possibilité de classes bilingues à parité horaire dans le primaire public (les essais précédents ajoutaient la possibilité de l’immersion, rejetée par le Conseil d’État). L’année précédente en 2002, un autre arrêté a créé un concours externe spécial de professeur des écoles pour le recrutement de maîtres bilingues.
– En 2017 est créée une agrégation de langues régionales.
4- 2019 : où en sommes-nous ?
On en est là, provisoirement, en attendant, non sans une vraie inquiétude, ce qui sortira du débat sur l’actuel projet de loi dit « de confiance ».
Et pour juger à leur juste valeur ces textes qui se sont empilés au fil des années, il convient d’être attentif à la façon dont ils sont appliqués. La lenteur avec laquelle ils le sont, contrastant avec la vigueur croissante dès les années soixante des revendications dans les territoires des différentes langues concernées, explique par exemple qu’assez tôt certains militants, considérant que cela ne va pas assez vite, décident de créer leurs propres systèmes en dehors de l’Education Nationale, quitte à revendiquer aussi leur intégration à cette dernière, avant d’ailleurs d’y renoncer : ainsi des Ikastolak basques (1969), des Bressoles catalanes (1976), de Diwan en Bretagne (1977) et des Calandretas pour l’occitan (1979).
Et même les avancées qui finissent par avoir lieu sont parfois remises en cause : c’est ainsi qu’en 2004 le nombre de postes aux CAPES de langues régionales passe brutalement de 46 à 15, accélérant une baisse qui s’amorçait d’ailleurs les années précédentes.
Quant à la toute nouvelle agrégation, la session 2018 a été ouverte pour trois langues, breton, corse, occitan, avec royalement un poste pour chacune d’entre elles, les autres langues devant attendre l’année suivante, même si une agrégation interne a été ouverte pour l’occitan exclu de la session externe de 2019 ( mais le breton et le corse, eux, restent exclus sans qu’on sache très bien pourquoi). Quant à la réforme du collège intervenue en 2016, dans sa version initiale, elle éliminait carrément la langue régionale en classe de 6e, et la renvoyait pour les années suivantes au cadre des EPI fraîchement inventés : autant dire que la continuité de l’enseignement postulée par tous les textes depuis la loi Haby était directement remise en cause, ce dont personne apparemment ne s’était aperçu au Ministère : il fallut insister pour que les choses rentrent dans l’ordre.
II- quelques remarques générales et peu enthousiastes.
1- Les progrès depuis 1951
Pas question bien sûr de nier que depuis 1951 et plus précisément 1975-76, il y a eu quelques progrès, qui vont dans le sens d’une relative normalisation de l’enseignement des langues régionales.
Elles ont quitté progressivement la situation de langues marginales, enseignées comme en catimini à des heures improbables par des enseignants autodidactes et dans les faits plus ou moins bénévoles, pour accéder au rang de disciplines reconnues, intégrées aux programmes et aux emplois du temps comme au service des maîtres, tandis que la création des CAPES et du concours spécial pour les professeurs des écoles bilingues, comme la nomination d’un inspecteur Général pour les langues régionales constituaient autant d’étapes de la professionnalisation de l’enseignement de ces langues. Etait ainsi garantie la qualité de la formation des enseignants, de la licence au CAPES, puis, donc, à l’agrégation ; et du même coup, leur statut était conforté : on n’a plus affaire à des enseignants de disciplines diverses assurant, en sus, des cours d’occitan ou de breton, comme au bon vieux temps de la loi Deixonne, on a affaire à des professeurs explicitement formés et recrutés pour enseigner une langue régionale, même si dans la pratique le fait que ces CAPES sont bivalents, sauf en Corse, implique qu’ils peuvent être amenés à enseigner aussi dans leur valence. Tant que le statut de la fonction publique survivra sous sa forme actuelle, on peut considérer qu’il y a là une institutionnalisation et une protection bienvenues pour les langues régionales dans l’Education nationale.
Mais tout positif en principe que cela puisse être, cela n’efface nullement le fait que pour l’essentiel, leur enseignement reste extrêmement précaire, et limité.
2- Un enseignement qui reste précaire
– Des outils insuffisants
D’abord parce que depuis la loi Deixonne la tentation du ministère, que ce soit sous Haby ou Savary, a souvent été d’essayer de noyer l’enseignement de la langue dans un enseignement plus vague de « culture locale » incluant des éléments aussi différents que l’étude des paysages, de l’histoire locale, des techniques et du folklore, autant de sujets certes intéressants, mais susceptibles de remplacer un véritable enseignement de la langue et de ses productions culturelles par des considérations sur le « milieu » renvoyant au reste à des choses qui traînent depuis la Troisième République, comme l’a montré en son temps le travail de Jean-François Chanet[6]. Etant entendu que quiconque veut s’engager dans une telle étude, en l’absence de manuels adaptés, doit se fabriquer lui-même le contenu de ce qu’il enseignera, et trouver le moyen de l’insérer dans des programmes déjà assez lourds. Ce qui explique que dans la pratique fort peu d’enseignants, à toutes les époques, se soient lancés dans l’aventure.
– Le caractère facultatif de l’enseignement
L’idée que l’enseignement des langues régionales puisse être obligatoire est totalement impensable pour l’institution, même en Corse où il est largement proposé, sauf aux parents qui le refusent explicitement. Tout dépend donc de la présence d’un enseignant qualifié dans tel ou tel établissement, de sa capacité à recruter des élèves sollicités par d’autres options, parfois plus rentables scolairement (ainsi des langues et cultures de l’Antiquité qui ont ces temps-ci la faveur du ministère), et de la latitude, en termes d’horaires, que lui accordera son chef d’établissement.
– Les réticences de l’appareil administratif de l’Éducation nationale
Ce qui amène à un autre problème, récurrent et gravissime : la réticence de secteurs importants de l’appareil administratif de l’Éducation Nationale à jouer le jeu.
On l’a dit, une bonne partie des oppositions les plus virulentes à Deixonne venait de l’intérieur même du système, des bureaux de la rue de Grenelle et du Conseil Supérieur de l’Education Nationale. La discrétion de ces oppositions n’entame nullement, à aucune époque, leur redoutable efficacité en matière de sabotage des décisions prises par le ministre, lorsque ce dernier – ça arrive – manifeste de la sympathie pour les langues régionales.
Car contrairement au cliché ordinaire, rien n’est moins jacobin que l’Éducation Nationale, au moins dans ses échelons dirigeants. Pas seulement parce que contrairement aux jacobins, les vrais, son projet n’est assurément pas révolutionnaire, mais aussi parce que sous les apparences de la centralisation, du contrôle des enseignants, des programmes et des diplômes nationaux, ce qui prévaut c’est l’autonomie assez large laissée aux cadres de terrain. Qu’un recteur (ou une rectrice…), un inspecteur d’académie, les DASEN d’aujourd’hui, un IEN, un proviseur de lycée, un principal de collège ou un directeur d’école primaire décide qu’il ne convient pas d’encourager l’enseignement de la langue régionale chez lui, quitte à s’asseoir sur les textes qu’il est payé pour appliquer, et c’est pour cet enseignement le début d’avanies sans fin.
Il importe peu que ce refus soit motivé par le souci d’économiser les heures, dans le cadre de dotations horaires en peau de chagrin, comme c’est trop souvent le cas, ou, dans le cas d’un chef d’établissement, par la difficulté de trouver des créneaux horaires pour placer la langue régionale, ou, plus sournoisement (car c’est rarement affiché), que le cadre responsable se refuse à reconnaître quelque valeur que ce soit à ce qui n’est à ses yeux qu’un patois vulgaire. Quelles que soient les motivations du responsable sur le terrain, le résultat est le même, et, d’expérience, il ne sert à rien d’alerter le ministère sur ce qui est somme toute un manque de respect des textes, voire, dans le cas d’un recteur par exemple, des conventions signées par lui-même avec un Conseil Régional. Le Ministère vous répondra avec un bon sourire qu’il n’a pas prise sur des échelons inférieurs dotés d’une certaine marge d’autonomie -en tout cas sur la question des langues régionales…
– L’inexistence d’un service dédié au sein du Ministère
Le Ministère justement : il est frappant de constater que nul service ad hoc n’est chargé de suivre spécifiquement la question de ces langues.
Les associations qui montent au Ministère ont tout au plus affaire à des conseillers ou à des chargés de mission qui ont cette question au rang de leurs attributions, sans l’avoir d’ailleurs forcément demandé et s’y intéresser particulièrement.
La délégation rencontrera donc quelqu’un, fort aimable le plus souvent, qui dans un premier temps leur expliquera qu’il découvre le dossier, mais qu’il transmettra à son ministre ce qu’on voudra bien lui dire, et il n’est pas impossible que parfois il le fasse vraiment. Au bout de quelque temps, on peut supposer qu’il a acquis une certaine connaissance des dossiers, à la longue. C’est en général à ce moment que son ministre disparaît, et lui avec.
Entre 2012 et 2017, ce sont ainsi quatre interlocuteurs successifs qui ont eu à s’occuper de ces affaires… Du coup, on en est au point qu’il est particulièrement difficile d’avoir ne serait-ce que des chiffres globaux sur le nombre d’élèves concernés.
Et c’est ainsi qu’en 2008, au moment de la discussion d’une réforme constitutionnelle au cours de laquelle, par exception, la question des langues régionales avait été posée par des élus, la ministre chargée de leur répondre – significativement celle de la Culture, pas le ministre de l’Education Nationale, aux abonnés absents sur ce point – avait évoqué un chiffre de 400 000 élèves, en expliquant tranquillement que ce chiffre avait décuplé en quinze ans, ce qui est hautement improbable. Or, deux ans plus tard, au cours d’un autre débat, interrogé à la volée sur la question des langues régionales, le ministre de l’Education (il était là et n’avait pas pu y échapper) avait fourni quant à lui le chiffre de 200 000 élèves. Les deux chiffres étaient fort probablement aussi faux l’un que l’autre, mais comment savoir ?
Le plus souvent de toute façon, lorsque le ministre n’est pas particulièrement passionné par le sujet (et c’est quand même le cas le plus fréquent), les réponses de ses services aux interpellations des élus se signalent par leur caractère stéréotypé. En gros, ces services considèrent que la situation est tout à fait satisfaisante et qu’il n’y a donc pas lieu de chercher à l’améliorer. On peut même suivre à la trace, de gouvernement en gouvernement et de ministre en ministre, sur plus de quinze ans depuis le début du présent siècle, des réponses régulières à des questions écrites reproduisant fidèlement les mêmes arguments pour refuser, par exemple toute augmentation du nombre de postes au CAPES au motif que les professeurs affectés seraient déjà en surnombre…
Bref, le moins qu’on puisse dire est que le Ministère de l‘Education Nationale se montre par tradition fort peu enthousiaste, quelle que soit la couleur politique de son titulaire, face aux langues régionales. Il est assez frappant de constater que tout compte fait, c’est du côté du ministère de la culture, en particulier de sa Délégation à la Langue Française et aux Langues de France que l’écoute est la meilleure, dans les limites bien sûr des moyens qui lui sont attribués.
– Le soutien de l’opinion et des élus
Du coup, c’est du côté de l’opinion et des élus que les associations de défense des langues concernées sont amenées à chercher un soutien, face à la surdité du Ministère. Ce soutien, elles le trouvent, jusqu’à un certain point.
Pour l’opinion, toutes les enquêtes menées depuis maintenant pas mal d’années montrent que son soutien est acquis. La proportion des adversaires déclarés des « patois » est faible, inversement proportionnelle cependant à la vigueur de leurs protestations quand la question émerge dans le débat public. Le problème, c’est que la sympathie du reste de l’opinion reste largement passive. C’est à une indifférence bienveillante, ou à une bienveillance indifférente qu’on a affaire, globalement. Au mieux il y aura sympathie nostalgique pour des idiomes que certains ont pu entendre dans leur enfance. Les uns et les autres étant souvent d’accord pour que survivent les langues régionales, à condition que d’autres se chargent d’assurer cette survie. Il est difficile de demander à ces sympathisants de s’engager vigoureusement pour la cause.
Du côté des élus, on retrouve les ennemis déclarés, prompts à dénoncer une insupportable attaque contre l’unité nationale dès que quelqu’un s’avise de lancer dans le débat public une revendication pour les langues régionales. Mais là encore, ils ne sont pas majoritaires, si bruyants soient-ils.
Pour la plupart des députés ou des sénateurs, de telles revendications ne sont absolument pas dangereuses. Ils savent bien que si l’unité française a été au fil des siècles compromise par des conflits internes d’une rare violence, c’était pour des motifs politiques religieux, sociaux ou les trois ensemble, jamais sur la question des langues, car les hommes ne se battent pas parce qu’ils ne se comprennent pas, mais parce qu’ils se comprennent trop bien. Les gesticulations et les postures sur le péril breton ou corse ou Dieu sait quoi sont donc sans importance. Voilà un point positif : du coup, la question pourrait se régler sans larmes, puisque fondamentalement inoffensive. Mais ce n’est pas si simple dans un pays où on ne règle vraiment que les problèmes qui se posent à chaud, comme l’histoire des avancées des politiques sociales depuis deux siècles le prouve surabondamment. La question des langues régionales n’appartient justement pas à la catégorie de ces problèmes brûlants, mais bien plutôt à la catégorie de ceux qui, comme le disait Henri Queuille sous la Quatrième République, ne survivent pas à l’absence de solution. C’est donc la procrastination ou au mieux l’attribution débonnaire de quelques miettes qui constitue la règle, une fois passés les effets oratoires en séance plénière. La façon dont la question est gérée dans le cas corse pourrait bien représenter l’indispensable exception qui confirme la règle, pour des raisons qu’il ne nous appartient pas de développer ici.
– Au-delà des clivages politiques ordinaires
Par ailleurs, on là a affaire à une question transversale aux clivages politiques ordinaires. En d’autres termes, les langues régionales ont des amis et des ennemis sur tous les rangs de l’Assemblée. Ce pourrait être un bon point, permettant un consensus transpartidaire, puisque rassembler une majorité sur la question n’est pas impossible. Mais là encore ce n’est pas si simple : car selon qui porte la revendication et fait des propositions pour y répondre, les logiques partisanes peuvent ressurgir, comme les contradictions internes à chaque parti.
C’est très exactement ce qui se passe entre 1947 et 1951 au cours du douloureux enfantement de la loi Deixonne. Le fait que les premières propositions soient déposées par le MRP et le PCF amène la SFIO à réagir, au moment justement où le tripartisme né de la Libération est en train d’exploser avec le départ des ministres communistes du gouvernement Ramadier. Ce n’est donc pas un hasard si le parti socialiste pousse en avant un de ses membres au poste de rapporteur, faisant des langues régionales les otages d’un conflit politique qui les dépasse largement, et les victimes collatérales des débuts de la Guerre Froide. La beauté de la chose étant que lorsque Deixonne se prend au jeu et commence à vraiment s’intéresser à la question, c’est au sein même de son propre parti qu’il va trouver ses meilleurs ennemis, au Sénat notamment, ou dans le monde syndical.
La lecture des comptes rendus des quelques débats qui ont pu avoir lieu récemment montre de même qu’il suffit qu’un parti apparaisse en pointe sur le sujet pour que les autres se retirent sur la pointe des pieds.
On pourrait citer dans cet ordre d’idées l’élaboration en 2010 d’une proposition de loi conjointe entre UMP et PS, qui explose en vol dès qu’il s’agit de savoir si, au final, elle sera portée d’abord par Urvoas le socialiste ou par Le Fur de l’UMP.
On pourrait citer également la ratification de la Charte européenne des langues de moindre diffusion votée en janvier 2014 par la majorité socialiste à l’Assemblée avant d’être rejetée en octobre 2015 par un Sénat qui entre temps a changé de majorité…
Ou le destin en 2016 d’une proposition socialiste (Le Roux), qui en séance plénière, se retrouve méthodiquement détruite par la représentante du gouvernement (ni la ministre de l’Education, ni celle de la Culture, premières concernées pourtant, mais une autre, peu importe laquelle) : bref, une proposition de loi socialiste est rejetée par un gouvernement socialiste. On conviendra qu’on atteint là un sommet difficilement dépassable.
III- 2019 : la liquidation ?
On en est là, au moment où ce qui se profile c’est bel et bien la liquidation sans phrases des avancées si péniblement obtenues depuis tant d’années.
Au final, il nous semble que ce qui joue contre les langues régionales, c’est un certain nombre d’éléments de fond.
1- La routine gestionnaire remplace la pensée sur la question des langues de France
Il y a d’abord ce qui relève de la routine gestionnaire et d’une certaine paresse intellectuelle. La routine gestionnaire perçoit la prise en compte des langues de France dans l’édifice de l’Education Nationale comme une charge supplémentaire dont on peine, là-haut, à voir l’intérêt. Il y a aussi une ignorance profonde et une absence totale de pensée collective sur la question. Même ceux qui affichent leur soutien à la cause de ces langues – et nul ne doute que ce soutien soit souvent sincère – ne définissent pas vraiment une vraie philosophie, n’inscrivent pas ce soutien dans le cadre plus général d’une réflexion sur ce que peut / doit être la culture nationale.
Ce n’est pas un hasard si c’est de façon tout à fait progressive et au coup par coup, comme par l’effet d’un remords subit, que telle ou telle langue ignorée au départ est finalement prise en compte après coup, sans réflexion globale en amont.
Ce n’est pas un hasard non plus si le plus souvent, c’est en termes de « patrimoine » que la question est abordée, comme s’il ne s’agissait que d’un héritage figé, au même titre que les vieilles pierres et les vieux costumes, d’où la tentation de ce renvoi à la catégorie de la « culture locale » que nous avons évoqué.
Ce n’est pas davantage un hasard s’il est si difficile de trouver pour ces langues une dénomination claire : « langues locales » disait le vieux Deixonne avant que « régionales » ne fasse son apparition plus tard. Au temps de René Haby en 1975, on hésite entre « locales », « régionales », voire « vernaculaires ». Seul le ministère de la culture milite pour la formule Langues de France, qui produit un sens, on en conviendra, autrement valorisant. Et dans tous les cas, c’est de « langues et dialectes » que l’on parle sans que l’on sache vraiment quel sens est donné à ces catégories linguistiques qui en se confondant pas (encore a-t-on échappé, du temps des débats autour de la loi Deixonne, au terme« patois » initialement proposé).
2- Une place dans la Constitution, mais quelle place ?
Évocateur également le fait que lorsque les langues en question entrent dans la Constitution en 2008, non sans mal et, une fois de plus soumises à des dommages collatéraux et à des tirs amis, ce n’est pas dans l’article 2 qu’elles sont intégrées. C’est pourtant ce qui avait été demandé dès le moment, en 1992, où la désignation du français comme langue nationale avait été introduite (le gouvernement avait alors répondu que cela ne visait que l’anglais, non des langues régionales que tout le monde, c’est bien certain, aimait d’amour tendre. On a bien vu ce qui en est résulté dans le monde réel).
En 2008 comme en 1992, pas question de laisser les « patois » pénétrer dans le sanctuaire de l’article 2. Leur place est dans un article 75-1 qui les définit (surprise) comme « patrimoine national ». Mais ce patrimoine, si national soit-il, n’est évoqué que dans la partie du texte sacré qui concerne… les collectivités territoriales. Qu’il y ait là comme une vague contradiction ne semble pas avoir troublé le législateur, et les instances supérieures ont eu tôt fait au demeurant de souligner que de toute façon, cet article n’ouvrait aucun droit à quoi que ce soit pour qui que ce soit.
3- Le mythe de l’indivisibilité de la République ou le prétexte facile
À cet étrange traitement, une justification est régulièrement proposée, qui nous semble de nature profondément théologique : l’idée de l’unité et de l’indivisibilité du peuple français. Pas question d’identifier dans ce Tout uniforme des « communautés » caractérisées par une langue spécifique, cela bouleverserait l’équilibre et l’existence même du Grand Tout.
Il n’y a pas de minorités en France parce que, dans un raisonnement circulaire, il ne peut pas y en avoir. Il n’y a que des individus libres et égaux, libres donc de parler ce qu’ils veulent.
Mais du fait qu’ils puissent parler avec d’autres ne découle pas l’existence d’un groupe des locuteurs nécessitant un statut dans la société. Comprenne qui peut.
4- Une pesanteur historique
Au-delà de la théologie, il y a, et c’est là-dessus qu’il faut conclure, le résultat d’une pesanteur historique qui n’est même pas perçue, encore moins analysée et pensée.
Le recours pathétique à ce mantra de l’indivisibilité du corps social ne se comprend que comme mythe compensatoire à la réalité historique du pays, une réalité faite depuis la Guerre de Cent ans de guerres civiles récurrentes. Elles ne remettent jamais en cause l’existence de l’État, mais bel et bien le mythe de l’unité d’un peuple qui est en fait traversé de contradictions et de conflits, ceux que nous avons évoqués plus haut, politiques, religieux, sociaux.
Ce qui est en cause, c’est la difficulté à renoncer au mythe, à assumer ces contradictions, à admettre que la société française est plurielle, et qu’elle l’est au moins depuis qu’au XIIIe siècle les rois de France ont commencé à étendre leur domination en dehors du centre du Bassin Parisien. La difficulté, en ce qui concerne la question des langues et des cultures – qu’on veillera à ne pas confondre avec les religions –, à concevoir que loin de créer fatalement des conflits, ces langues et cultures peuvent cohabiter, échanger entre elles comme le prouve une toute récente anthologie des poésies en langues de France[7], bref nourrir de leurs nuances une culture commune dans toute sa diversité dans laquelle elles ont leur place.
Et tout au fond, ce que l’on trouve, inavouable et inavoué, sauf parfois dans les commentaires et éructations de gens qui ne mesurent pas leurs propos, c’est le vieux mépris d’essence sociale des bien-parlants pour le patois des gens de peu, combiné au fétichisme d’une langue française perçue comme intrinsèquement supérieure à toutes les autres, et du même coup menacée en permanence par leurs menées jalouses.
Peut-on en sortir ? Bien souvent ceux qui refusent toute avancée réelle du statut des langues de France ne le font pas sans avoir d’abord proclamé l’intérêt et l’amour que leur inspirent ces langues.
Fort bien. Il serait temps qu’ils démontrent que cet amour n’est pas seulement platonique.
[1] Cette communication a été donnée lors de la journée d’Étude sur les langues régionales, le 8 avril 2019, organisée par ELEN, Lo Congrès permanent per la lenga occitana et Kevre Breizh au Palais du Luxembourg.
[2] Philippe Martel, agrégé de l’Université, Chevalier des Arts et des Lettres, est professeur des Universités émérite à l’Université Paul-Valéry-Montpellier 3. Président de la FELCO de 1995 à 2015, il est l’auteur d’une abondante bibliographie, entre ouvrages et articles scientifiques sur la langue, sur l’histoire et sur l’historiographie occitane. Concernant l’histoire de l’enseignement face aux langues régionales ont peut citer L’école française et l’occitan ou le sourd et le bègue, Montpellier, PULM, 2007 (https://www.pulm.fr/index.php/9782367811918.html), et, plus récemment, une intervention dans l’ouvrage collectif Mona Ozouf, portrait d’une historienne, dir. Antoine de Baecque et Patrick Deville, Paris, Flammarion, 2019, pp.184-195.
[3] Sur Aristide Beslais, voir : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article16571&id_mot=152
[4]Voir l’ouvrage de Yan Lespoux, Pour la langue d’oc à l’école, de Vichy à la loi Deixonne, Montpellier, PULM, 2016.
[5]Voir l’inventaire de tous ces textes dans Les langues de France, textes réunis par Michel Alessio (DGLFLF), Paris, Dalloz, 2014.
[6]L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.
[7]Par tous les chemins, Florilège poétique des langues de France, dir. Marie-Jeanne Verny, Norbert Paganelli, Lormont, Le bord de l’eau, 2019.