Nous remercions très chaleureusement Christian Lagarde, sociolinguiste et un des intervenants à ce colloque, du compte rendu qu’il a eu la gentillesse de rédiger et de nous communiquer et qui suit ce programme.
Disons d’entrée que ce colloque du 6 décembre 2024, intitulé « Quelles politiques pour nos langues ? » constituait le deuxième volet de la célébration des « 30 ans de la Loi Toubon », précédée par la tenue du XIXᵉ Sommet de la Francophonie les 4 et 5 octobre derniers, à la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts. À ce titre, le Délégué Genéral, Paul de Sinety, a du reste annoncé la publication d’actes de ces journées aux éditions Honoré Champion.
C’est à Xavier Darcos, en tant que Chancelier de l’Institut de France, qu’est revenu l’honneur d’introduire les débats, selon un discours convenu faisant la part belle à la langue française et la francophonie sans faire mention des autres « Langues de France ». L’Académicien Antoine Compagnon, désigné – dit-il, à la dernière heure – pour suppléer le Secrétaire perpétuel, Amin Maalouf, se lança dans un élégant propos sur l’excellence de la langue française et l’horreur d’anglicismes si faciles à éradiquer, eu égard à la richesse d’icelle. Avec le tour de parole suivant, Bernard Cerquiglini enfourcha, on s’en doute, un tout autre registre, plaidoyer pro domo mais surtout de vraie conviction, à la fois enlevé et diplomatique de son action de desserrement de l’unicité linguistique.
Suite à quoi fut plantée la première table ronde, au titre volontiers provocateur de « C’est la faute à l’abbé Grégoire… ». Le public ne pouvait certainement pas se douter de la tension entre les intervenants, Benjamin Morel, beau parleur habitué des plateaux télé étant censé briller dans la contradiction. On doit ici saluer l’habileté de la modératrice, Pascale Erhart, d’avoir permis, à travers le script retenu, d’encadrer et donc de minorer ce discours. Chacun avait bien conscience qu’une chose est de s’exprimer dans une petite assemblée de convaincus, une autre de porter une parole dissonante dans pareille enceinte et devant pareil aréopage !
Michel Launey, linguiste entre autres spécialiste de langues amérindiennes, auteur de l’épais La République et les langues, avait mission de déminer, ce qu’il fit remarquablement, entre modestie et érudition, démontrant si besoin était – mais en pareil contexte oui, parce qu’on n’était pas censé enfoncer des portes ouvertes – les vertus du bi ou du plurilinguisme pour les individus et les collectifs, dont l’État lui-même. Suivit l’intervention de Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit constitutionnel à Paris 1 Sorbonne, qu’on entendit développer l’idée selon laquelle on aurait tort de faire porter le chapeau au seul abbé, et que l’art. 2 de la Constitution étant ce qu’il était, c’était surtout son interprétation continûment rigoriste par le Conseil constitutionnel qui était en cause – preuves à l’appui. À sa suite, je me lançai dans la démonstration de la continuité de l’action linguicide de l’État depuis l’Ordonnance jusqu’au discours tout récent du président Macron devant l’Académie, disant qu’au fond, le grand tort de l’abbé était surtout d’avoir introduit le terme « anéantissement », entreprise qui allait connaître le succès que l’on sait. Benjamin Morel déroula brillamment son argumentaire sur la non-responsabilité de l’État, occupé à des fins autrement élevées, le sens de l’histoire et la culpabilité de locuteurs qui avaient avant tout su voir où était leur intérêt. Suite à quoi la parole me fut à nouveau donnée. Je me plaçai alors dans la peau de ces locuteurs de seconde zone pour montrer les pressions subies et le drame intérieur consécutif, qui fait de nous – selon l’heureuse formule de Kristeva – des « étrangers à nous-mêmes ». Pour dire aussi que face aux multiples obstructions de l’État et de ses serviteurs, on ne pouvait offrir d’alternative d’une éventuelle revernacularisation qu’à travers les diverses collectivités locales et le travail associatif. Sans doute fallait-il avoir abusé des succulentes viennoiseries préliminaires pour juger, comme j’ai pu le lire, qu’il n’y avait là que « Des débats très pro-diversité ». Une chose est de s’exprimer dans une petite assemblée de convaincus, une autre de porter une parole dissonante dans pareille enceinte et devant pareil aréopage !
La seconde table de la matinée, « Et maintenant, que fait-on ? », fut tout aussi riche et aussi consensuelle qu’elle s’annonçait. Mené par Bernard Cerquiglini, l’échange tournait autour de divers points de vue complémentaires. La juriste, spécialiste des langues des Outre-mers, Véronique Bertile, sobre et efficace, posa la valeur du texte juridique comme un acte de discours propre à une multiplicité d’interprétations idéologiques et contextuelles. Sans forcément changer les textes, il s’agirait de les lire autrement et surtout de bien mettre en relation et articuler de manière ouverte les art. 2 et 75-1, disjoints dans le texte. Paul Molac, dans sa tenue coutumière, plutôt que de revenir sur les difficultés d’aboutissement et les limitations de la loi qui porte son nom, insista davantage sur la mise en œuvre concrète des textes, dans son cas à l’échelon de la politique locale, en tant qu’élu, et régionale, comme président de l’Office Public de la Langue Bretonne – avec ce que cela peut supposer également pour le gallo. Coraline Pradeau, la benjamine des intervenants, se lança ensuite avec application dans la démonstration de l’opportunité de mettre en œuvre, dans le cadre d’une politique linguistique, les outils fournis par la sociolinguistique, qu’elle représentait.
Après la pause déjeuner, s’ouvrit la séance dédiée à « La langue de la République », avec les interventions, présentielle de Paul de Sinety, et par enregistrement vidéo, de Jean-François Roberge, ministre de la langue française du Québec. Argumentaires attendus… et formulés. Vint alors la troisième table, « La loi Toubon, quelle application et quelle perception aujourd’hui ? », modérée par Xavier North. Le ministre Jacques Toubon, assis au premier rang depuis le matin, revint sur les circonstances et les enjeux de ‘sa’ loi. Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, en dégagea les multiples attendus. Puis vint le tour de Jean-Daniel Lévy, de l’institut de sondage Harris Interactive, pour présenter les éléments d’une enquête d’opinion commanditée ad hoc sur la perception par le public de la Loi Toubon, 30 ans après sa promulgation. En fait de scoop annoncé, on ne vit que deux éléments : la connaissance et l’approbation généralisées de la loi ; une perméabilité générationnelle plus forte chez les jeunes face à l’envahissement par l’anglais, que par ailleurs ils maîtrisent mieux que leurs aînés. Enfin, Christophe Tardieu, secrétaire général de France Télévisions, en remplacement de Delphine Ernotte, vint expliquer la claire conscience des médias de l’esprit de la loi et la dimension artisanale de sa mise en œuvre dans l’ensemble des programmes. Jacques Toubon, sollicité, exprima sa grande satisfaction au vu des résultats du sondage.
Dans la perspective d’établir « Une loi pour le 21e siècle », la parole était donnée ensuite aux élus : une sénatrice, Catherine Morin-Desailly, deux sénateurs, Yan Chantrel et Mickaël Vallet, un député, Pouria Amirshahi. On entendit beaucoup parler de francophonie, surtout du Québec et de la nécessaire lutte pour sortir le territoire de la tenaille anglophone ; de la nécessité pour les élus de traquer les anglicismes dans l’exercice de leurs fonctions, et peu des autres langues. Sauf de la part de Pouria Amirshahi, qui sans doute du fait d’un vécu non franco-français, défendit à la fois les langues d’immigration et les langues régionales, également minorées. À la suite quoi, Bernard Stirn, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, fut appelé à conclure… mais seulement la session de l’après-midi à laquelle il avait été convié… Il était l’heure de passer au cocktail…
Que conclure, si ce n’est au sujet de la bouteille à moitié pleine et à moitié vide. Moitié vide, au vu de l’encadrement institutionnel de la journée : en fait de discours convenu (langue de bois ?), la boucle était bouclée ; moitié pleine : on peut légitimement se demander si les tables de la matinée, où pointait la pâte de Bernard Cerquiglini, auraient pu naguère voir se dérouler des argumentaires pour le moins en dissonance avec la politique centraliste et unilinguiste conduite depuis des lustres et même des siècles. Avoir fait entendre une autre musique, en pareil cadre, impeccablement déroulé grâce à l’investissement des personnels de la DGLFLF, à des dignes représentants de l’élite politique française – qu’on a bien vu fonctionner dans l’entre-soi et de temps à autre céder à l’assoupissement – était-ce (est-ce) un coup d’épée dans l’eau, ou bien le signe que les mentalités, à la vitesse de la tortue et tous freins serrés, finissent par évoluer ? On laissera à chacun le soin de faire son interprétation…