On trouvera ci-après la version développée d’un article paru dans l’Humanité le 18 novembre 2011, sous le titre : Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes?
en ligne à l’adresse : https://www.humanite.fr/tribunes/483942
Quelques idées et questionnements, notamment autour d’une idée reçue qui est souvent opposée aux militants de la pluralité linguistique : militer pour la reconnaissance des langues de France dans l’espace public relève-t-il du « communautarisme » ? Nous essaierons d’apporter un éclairage historique sur la question en rappelant aussi que nous vivons dans un monde où l’on trouve 6000 langues et moins de 200 Etats, où donc la situation d’une langue unique pour un seul état relève de l’exception.
La revendication pour une place dans la vie publique des langues et cultures de France ne remet absolument pas en cause la nécessité d’une langue commune, en l’occurrence le français.
Il faut arrêter de faire comme si deux langues ne pouvaient pas cohabiter, et comme si une des deux devait fatalement disparaître.
– C’est pourtant ce qui a constitué le fondement de la politique linguistique en France depuis la Révolution, même si cette politique a été le plus souvent implicite, si on excepte le rapport Grégoire de Prairal An II et le décret Merlin du 2 thermidor suivant. Cette politique se fonde sur une apparence : celle de la lutte nécessaire contre les survivances de l’Ancien Régime, en négligeant le fait qu’une partie non négligeable des révolutionnaires des années 89 et suivantes s’exprimaient dans des langues qui n’étaient pas le français. Sous les apparences, se cachent d’autres choses.
– La promotion du français obéit pour une part à des motivations justes. L’Ancien Régime refusait l’accès des classes subalternes à l’instruction, au motif que cela créerait des déclassés, et mettrait en péril l’Ordre social, tel que voulu par Dieu et la Tradition. De ce fait, il est clair que l’acquisition du français était pour les classes subalternes une sorte de Bastille à prendre.
Par ailleurs, il n’est pas absurde de considérer que la langue de l’administration doit être une. Il y a peu d’intérêt, dans la situation sociolinguistique actuelle des langues de France, de militer pour que les tribunaux, le fisc, l’ANPE… utilisent ces langues. Tout au plus convient-il de prévoir des aménagements (interprétariat systématique) dans les DOM-TOM : le créole, les langues mélanésiennes et polynésiennes, le shi-mahoré à Mayotte sont encore la langue unique, ou la mieux maîtrisée par une partie de la population, il faut en tenir compte. Ce n’est plus le cas pour les langues métropolitaines. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne doivent pas avoir une place dans a vie publique (école, culture, médias, communication des collectivités locales, signalétique et toponymie…), ce qui implique la formation de personnels chargés de suivre ces questions.
– Mais on n’idéalise pas cette promotion du français, dans la mesure où ce n’est pas de n’importe quel français qu’il s’agit, mais de celui des élites, la Cour avant 89, la bourgeoisie, éclairée ou non, depuis. Et c’est la maîtrise de ce français-là qui sert de sésame pour avoir droit a la parole, y compris dans les zones où le français, ou des formes apparentées (d’oïl) est la langue normale des populations. C’est le moment de rappeler que la Révolution de 89 est une révolution bourgeoise, et que les républiques qui l’ont suivie le sont tout autant.
Ce qui veut dire que la langue – cette langue-là – est un des éléments clés de l’établissement de l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie depuis deux siècles. Ce qui déclenche l’intérêt du révérend père Grégoire pour la question des « patois », c’est la multiplication au printemps 90 d’émeutes paysannes anti-féodales dans le sud-ouest, dont les autorités locales affirment qu’elles n’ont pu les empêcher, les émeutiers ne comprenant pas le français. D’où la question 43 du questionnaire Grégoire, qui fait expressément référence aux attaques dont les autorités sont la cible de la part des paysans. Supprimer le « patois » c’est ôter un écran entre les masses et la parole normative des nouveaux maîtres. Diffuser la forme de langage de ces maîtres, c’est s’assurer – espèrent-ils non sans naïveté d’ailleurs – l’adhésion de ces masses : en bref, quand ils parleront comme nous, ils penseront comme nous et ne bougeront que dans les limites que nous leur fixerons.
Autant dire que la question des langues autres que le français n’est pas abordée en termes de menace pour l’unité territoriale de la France : nul n’a jamais sérieusement cru qu’il existait un péril séparatiste dans une ou l’autre des régions françaises, même en Corse. Brandir ce danger imaginaire relève au mieux de l’ignorance, au pire de la manipulation.
Ce qui est en jeu est d’ordre fondamentalement social, c’est le pouvoir sur la langue, et l’illégitimation de toute pratique langagière non conforme à celle des dominants. Ces derniers n’éprouvent pas de peur, face au breton, à l’occitan, au basque etc. Ils éprouvent par contre un grand mépris, qui transparaît aussi bien dans les débats parlementaires sur la question que dans les réactions de la presse ou des internautes quand le problème émerge comme question d’actualité.
· Le problème du mouvement ouvrier en France, depuis le XIXe siècle, c’est qu’il est passé à côté d’une réflexion sur la culture intégrant la dimension de classe de la question linguistique.
Pour les militants syndicalistes, socialistes, anarchistes, communistes, d’accord au moins sur ce point, à de rares exceptions près, il allait de soi que la seule politique culturelle qu’il convenait de mener au bénéfice des classes populaires, c’était de leur ouvrir l’accès à la culture des élites – en bref, de jouer Racine en costume moderne devant un parterre d’ouvriers. Sans se poser la question des valeurs véhiculées par cette culture, donc sans la critiquer. Et sans admettre que les cultures vécues par les classes subalternes pouvaient être porteuses de valeurs progressistes.
Il a manqué en France une réflexion du style de celle que menait Gramsci en Italie, pour qui la nécessaire diffusion de l’italien standard en Italie (de son temps il n’était maîtrisé que par 7% de la population…) ne signifiait pas le rejet automatique des noyaux sains que l’on pouvait identifier dans les cultures vécues par les masses, reflétant la conscience qu’elles avaient de leur condition. À partir de là on aurait pu concevoir un double mouvement
– appropriation critique de l’héritage de la culture « haute »
– combinée avec la mise en valeur, tout aussi critique bien sûr, de la culture populaire.
Comme cela demandait du travail, cela n’a été ni fait, ni même conçu, sinon sous la forme de l’utilisation superficielle du folklore dans telle ou telle fête organisée par un parti de gauche.
· La même absence de travail critique a concerné le concept de Nation.
La nation révolutionnaire ne renvoie pas à un territoire, mais à une dynamique sociale. Le patriote n’est pas celui qui vibre face au drapeau, mais celui qui s’engage consciemment dans une lutte contre le vieux monde. Ce n’est que dans un second temps, avec la guerre à partir de 1792, que la notion de territoire est revenue, et avec elle la différenciation entre le Français et l’Etranger, forcément suspect. L’illusion que les valeurs de la France demeuraient celles, effectivement universelles, portées au départ du processus a permis de renforcer l’assimilation Nation / Etat / territoire, les valeurs glissant progressivement vers le statut d’alibi, et l’affichage au fronton de monuments sur lesquels plus persne ne les remarque.
Le travail des historiens bourgeois a consisté assez tôt à mettre au point un discours sur l’histoire nationale qui réintégrait dans une continuité depuis les temps les plus anciens – « nos ancêtres les Gaulois… » – jusqu’à l’époque contemporaine l’ensemble des faits s’étant déroulés sur le territoire, relativisant d’autant l’importance de la rupture révolutionnaire.
Ce qui aboutit à faire des rois de France somme toute ceux qui par leur politique d’annexions ont permis à la France d’occuper ses frontières présentes, et permet encore à tel homme politique incontestablement républicain de saluer l’ordonnance de Villers-Cotterêts comme fondement de la politique…républicaine en matière de langue.
Ce travail sur l’histoire avait une fonction politique bien précise : il devait fournir la base à une réconciliaion, par-delà la rupture de 89-93, entre les deux France, celle d’avant et celle d’après, sous la direction idéologique d’une bourgeoisie se présentant comme la dépositaire de la totalité de l’héritage historique et culturel français…
Le ralliement de la plus grande partie des monarchistes puis des catholiques à la République en est rendu possible. Sauf que du même coup cette République-là, revue et corrigée au bénéfice d’un bloc de classe bien particulier, peut prendre des libertés avec les valeurs initiales.
Ceux qui célèbrent de façon a-critique la République ne doivent pas oublier qu’elle est à la fois libératrice et aliénante :
– L’école de Jules Ferry donne le savoir au peuple, mais c’est un savoir partiel, sans commune mesure avec celui réservé aux enfants des classes dominantes.
– La République chante le progrès social, mais elle fait aussi tirer sur les ouvriers en grève quand il le faut.
– Elle est humaniste, mais elle mène une politique coloniale agressive et oppressive. Se référer à la République impose de gardera l’esprit ces contradictions.
S’il est vrai que le mouvement ouvrier est quelque part le fils de la République bourgeoise, c’est un fils qui a rompu d’une certaine manière avec son ascendante, pour mieux la dépasser, et qui a tout intérêt à ne pas l’oublier.
Et à ne pas oublier que dans cette république-là, celle des ralliés tardifs, ce qui fonde l’appartenance à la communauté nationale ne peut plus être seulement l’adhésion à des valeurs abstraites, mais le culte d’une entité présentée comme éternelle et charnelle.
Et l’adhésion à la Nation cesse du même coup d’être un processus raisonné, le choix en conscience d’un projet d’avenir pour une société, mais un acte de foi, impliquant de la part de quiconque est porteur d’une autre mémoire et d’une autre parole que celle de la Nation qu’elle soit provinciale ou étrangère, le sacrifice de cette mémoire et de cette parole sur l’autel de la Grande Patrie.
D’où le culte du français comme langue unique et mystique de la communauté nationale, et la nécessité du reniement de tout ce qui lui est étranger, comme on dépouille le vieil homme pour se fondre de la sainte Église.
On est là dans le religieux, aux antipodes donc d’une conception politique fondée sur le contrat social.
Le problème du mouvement ouvrier, là encore toutes tendances confondues, c’est qu’il s’est coulé dans ce moule, à la fois pour ne pas heurter de front des secteurs de la société qu’un discours trop frontalement critique aurait rebutés, et aussi tout simplement parce que le vécu des militants eux-mêmes en faisait les purs produits d’un enseignement qui véhiculait justement sous leur forme la plus séduisante les grands principes du nationalisme bourgeois.
C’est très net dans le cas du PCF après le virage Kominternien de 35, et le retour en force du drapeau tricolore et d’un régionalisme anodin et folklorisant peu différent de celui qui a cours alors dans l’ensemble de la société française, et sur lequel saura s’appuyer Vichy quelques années plus tard.
C’est très net dans les hésitations de toute une partie de la gauche face à l’indispensable décolonisation des années cinquante – le temps du national-molletisme.
Plus récemment, c’est pour les mêmes raisons, la difficulté à prendre ses distances par rapport aux évidences du sens commun national, que certains à gauche assimilent acquis sociaux et République sous l’étiquette consolante de l’exception française, en négligeant le fait que la République n’a accordé aux travailleurs les droits dont ils bénéficient (pour l’instant) que parce que les travailleurs avaient su les lui arracher.
Et on n’oubliera pas que dans l’histoire du mouvement ouvrier, c’est souvent au nom de la Nation que les reniements et les passages de l’autre côté se sont effectués.
Adhérer à la Nation telle qu’elle est proposée par les classes dominantes, c’est déjà faire un pas vers le ralliement à leur cause. Le social-chauvinisme est par excellence le sas de passage vers la droite.
Dire tout cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il suffit de défendre haut et fort une langue et une culture régionale pour échapper ipso facto aux pesanteurs du sens commun bourgeois.
D’abord parce que les langues ne disent jamais autre chose que ce que leur font dire leurs locuteurs.
Le français peut être le véhicule des discours les plus progressistes autant que des discours les plus régressifs, il a de fait été les deux au fil des siècles, et il en va de même pour toutes les autres langues.
Il est tout fait évident que les motivations de ceux qui militent pour le breton ou l’occitan sont par nature diverses, parfois contradictoires : nostalgie, esthétisme, fidélité à un héritage, bien des voies y mènent.
Et la façon de penser le rapport entre la culture du lieu et la culture « nationale » peut être politiquement très différent en fonction des choix idéologiques et des intérêts des acteurs :
On peut se placer en opposition à la culture bourgeoise dominante de deux façons :
– soit sur le mode du refus de la modernité qu’elle incarne à sa façon, et de la nostalgie d’un « avant » : le nationalisme breton ou le maurrassisme de certains félibres ou occitanistes renvoie à ce choix-là ;
– on peut aussi considérer qu’à leur manière, ces langues peuvent être les porteuses d’une voix populaire jusque là étouffée.
De la même façon que l’anticapitalisme depuis le XIXe siècle peut prendre soit la forme d’une nostalgie de la société d’ordres, idéalisée, quand chacun était à sa place et l’acceptait -ce qui donne la « doctrine sociale » de l’Eglise au XIXe et encore en 1919 la fondation de la CFTC, soit d’une aspiration à un ordre social plus juste. Et bien entendu, la référence à une culture propre peut parfaitement prendre la forme du repli identitaire face à tout ce qui n’est pas purement du lieu, ou d’un nationalisme agressif visant à la constitution d’un Etat propre, soit le double mimétique du natioanalisme français que l’on prétend combattre.
Il n’est donc pas question de prétendre que la cause des langues de France est par essence progressiste. Elle peut parfaitement ne pas l’être, si l’on n’y prend pas garde. Les deux voies snt possibles. Et l’on ne peut pas décider a priori que l’une ou l’autre ne l’est pas.
En particulier ceux qui à gauche vont clamant, sans autre examen et sans analyse des faits, que toute revendication pour une langue de France recouvre fatalement une aspiration communautariste mettant en danger la République, ceux-là non seulement se trompent, mais courent le risque de se retrouver sur les positions de leurs adversaires de droite.
Il ne suffit pas, répétons-le, de se réclamer de l’occitan ou du breton pour se situer dans le camp du progrès. Par contre, le refus d’accepter l’idée que cela soit possible est sans ambiguïté : il n’est ni rationnel, ni progressiste.
Il convient donc d’inviter ceux qui à gauche tiennent ce discours tripal de rejet de toute prise en compte des langues de France à se poser des questions sur ce qui les motive, et, en premier lieu, à s’informer avant de plaquer leurs préjugés sur des réalités qu’ils ne connaissent pas.
Dernière chose: la prise en compte des langues de France ne doit pas être une affaire de boutique, ou de lobby, chacun essayant de tirer de la collectivité ce qui lui permettra de mener sa vie dans son coin : au bout, il y a le ghetto.
L’enjeu est au contraire de faire circuler au maximum les éléments de connaissance de la diversité culturelle française.
Pour restituer aux cultures qui en sont partie prenante le respect dont le mépris des dominants les a privées, dans un premier temps.
Et ensuite parce que l’éducation à l’acceptation de la diversité, dans les sociétés plurielles qui sont celles du prochain siècle est une priorité absolue si l’on veut préserver ou recréer du lien social dans une société qui est en train de le perdre.
Les langues de France ont été à leur façon le laboratoire où se sont élaborées les convictions simples qui ont mené ensuite à la négation des cultures des peuples colonisés, avec les résultats que l’on sait.
Elles peuvent avoir leur place, aujourd’hui, dans le laboratoire où se fabrique un fonctionnement culturel et idéologique de type nouveau, apte à répondre aux défis des temps qui viennent.
Philippe Martel – Marie Jeanne Verny. Version intégrale d’un texte paru dans l’Humanité le 18 novembre 2011
Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes ?
Marie-Jeanne Verny, enseignante à l’université de Montpellier, réseau Langues et cultures de France
En juin 1794, on ne parle exclusivement le français que dans 15 départements, sur 83. Il a donc fallu une volonté politique implacable pour l’imposer dans toute la France. Mais en éradiquant quasiment l’usage des langues régionales, c’est une part du patrimoine culturel qui a été effacée.
Faire comme si deux langues ne pouvaient pas cohabiter a constitué le fondement de la politique linguistique en France depuis la Révolution. L’Ancien Régime refusant l’accès des classes subalternes à l’instruction au motif que cela créerait des déclassés et mettrait en péril l’ordre social, l’acquisition du français – celui des élites – devint une sorte de bastille à prendre, de sésame pour avoir droit à la parole.
La Révolution de 1789 est une révolution bourgeoise, et les républiques qui l’ont suivie le sont tout autant. Ainsi, c’est la multiplication, dans le Sud-Ouest, au printemps 1790, de révoltes paysannes dont les autorités locales affirment qu’elles n’ont pu les empêcher du fait que les émeutiers ne comprennent pas le français qui amène l’abbé Grégoire, prêtre rallié au tiers état et devenu député de la Convention, à préparer un « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le “patois” et d’universaliser l’usage de la langue française ». Supprimer le « patois », c’est ôter un écran entre les masses et la parole normative des nouveaux maîtres. Non sans naïveté, ceux-ci se disent : quand ils parleront comme nous, ils penseront comme nous et ne bougeront que dans les limites que nous leur fixerons.
Les langues autres que le français n’ont jamais été ressenties comme une menace pour l’unité territoriale de la France. Ce qui est en jeu est fondamentalement d’ordre social. Et ce n’est pas la peur mais un grand mépris qui accompagne l’illégitimation de toute pratique langagière non conforme à celle des dominants.
Les historiens bourgeois ont assez tôt mis au point un discours sur l’histoire nationale qui réintégrait dans une continuité, depuis les temps les plus anciens, l’ensemble des faits qui se sont déroulés sur le territoire de la France, relativisant d’autant l’importance de la rupture révolutionnaire. Cela permet d’ailleurs, encore aujourd’hui, à certains de saluer l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539 comme fondement de la politique républicaine en matière de langue. Ce travail sur l’histoire avait une fonction politique bien précise : il devait servir de base à une réconciliation entre la France d’avant 1789 et celle d’après, sous la direction idéologique d’une bourgeoisie se présentant comme la dépositaire de la totalité de l’héritage historique et culturel français. Il permettait ainsi le ralliement de la plus grande partie des monarchistes puis des catholiques à la République.
Cependant, pour tous ces ralliés tardifs, l’appartenance à la communauté nationale n’est pas fondée sur l’adhésion aux valeurs abstraites de liberté, égalité, fraternité mais sur le culte d’une entité présentée comme éternelle et charnelle. Elle n’est pas fondée sur le choix en conscience d’un projet d’avenir pour la société, mais sur un acte de foi impliquant de la part de quiconque est porteur d’une autre mémoire et d’une autre parole que celle de la nation, qu’elle soit provinciale ou étrangère, le sacrifice de cette mémoire et de cette parole. D’où le culte du français comme langue unique et mystique, et la nécessité du reniement de tout ce qui lui est étranger.
Depuis le XIXe siècle, le mouvement ouvrier, quant à lui, est passé à côté d’une réflexion sur la culture intégrant la dimension de classe de la question linguistique. Pour les militants syndicalistes, socialistes, anarchistes, communistes, d’accord sur ce point à de rares exceptions près, il allait de soi que la seule politique culturelle qu’il convenait de mener au bénéfice des classes populaires était de leur ouvrir l’accès à la culture des élites sans la critiquer, sans se poser la question des valeurs véhiculées. Et sans admettre que les cultures des classes subalternes pouvaient être porteuses de valeurs progressistes. Or, se référer à la République impose de garder à l’esprit ses contradictions. L’école de Jules Ferry donne le savoir au peuple, mais un savoir partiel, sans commune mesure avec celui réservé aux enfants des classes dominantes. La République chante le progrès social, mais elle fait tirer sur les ouvriers en grève. Elle est humaniste, mais elle mène une politique coloniale agressive et nie la culture des peuples dominés.
Le français a été au cours des siècles le véhicule des discours les plus progressistes comme des plus régressifs. Il en va de même pour toutes les autres langues. L’enjeu aujourd’hui est de faire circuler au maximum les éléments de connaissance de la diversité culturelle française, d’abord pour restituer aux cultures qui en sont partie prenante le respect dont elles ont été privées. Ensuite parce que l’éducation à l’acceptation de la diversité, dans les sociétés plurielles du siècle qui commence, doit être une priorité absolue. Les langues de France ont été, à leur façon, le laboratoire où se sont élaborées les convictions simples qui ont mené à la négation des cultures des peuples colonisés. Elles peuvent avoir leur place dans le laboratoire où se fabrique un fonctionnement culturel et idéologique de type nouveau, apte à répondre aux défis des temps qui viennent.
Chronologie
1539. Ordonnance de Villers-Cotterêts : pour éviter tout problème d’interprétation du latin, les actes officiels seront désormais rédigés en « langage maternel françois ».
1635. Création de l’Académie française nommée par le roi.
1850. Loi Falloux : « Le français sera seul en usage dans l’école », article repris par Jules Ferry en 1881.
1941. Le régime de Vichy autorise l’enseignement facultatif des « idiomes locaux ».
1951. Après des propositions de loi communistes pour le breton et le catalan, la loi Deixonne autorise l’enseignement des langues régionales à l’école publique.
1992. Apparition dans la Constitution du français comme « langue de la République ».
2001. La délégation générale à la langue française s’adjoint à son nom « et aux langues de France ».
2008. Article 75-1 ajouté à la Constitution : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. »
2011. Examen de français pour les étrangers demandant leur naturalisation.
Marie-Jeanne Verny
http://www.humanite.fr/tribunes/483942